La Christologie au crible des écrits de Paul

Paul, en surfant sur les croyances de son temps, a prêché un Christ qui n’était pour lui, au fond, rien d’autre que ce qui s’était dévoilé, un jour, dans sa conscience. Comme un éclair dans un ciel apparemment serein, cette révélation qui a éclairé sa conscience et qui a révolutionnée sa foi et converti sa vie, il lui a donné le nom de Christ. [1]

Ce Christ, si attendu et espéré par ses contemporains, Paul en fit le support d’une foi nouvelle, qu’il baptisa en Grec euaggelion -évangile en Français- qui veut dire littéralement bon message, mais qui sous entend aussi l’idée d’une nouvelle bonne. Paul prêche une nouveauté, ou comme il le dit lui-même à sa manière aux grecs : un Dieu qui était inconnu jusque-là (Actes des Apôtres 17 : 23).
Il dira encore aux juifs – pour associer l’Évangile à l’idée d’un Dieu inconnu (ce qui est inadmissible pour eux qui vénèrent le dieu ancien et bien connu de leurs pères) – que cet Évangile fut « le mystère caché de tout temps et dans tous les âges, mais révélé maintenant à ses saints » (Colossiens 1 : 26) [2].
Pour ses compatriotes juifs, Paul a déployé tout un argumentaire à partir de la Torah (c’est-à-dire des textes qui étaient leurs références) pour littéralement ramener cet argumentaire, donc les juifs eux-mêmes, à l’Évangile. Évangile que Paul sait totalement opposé à la Torah, c’est-à-dire à la Loi dont ces textes n’en sont que le code. Paul s’est même permis de le proclamer ouvertement à un public trié, car le Christ écrit-il, « a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances » (Éphésiens 2 : 15) [3].
De même, il a fait appel aux grandes figures du judaïsme, pour étayer son argumentaire d’une autorité incontestable. Mais le Dieu que Paul invoque, quoi qu’il veuille faire accroire, n’est pas celui d’Abraham, d’Isaac, de Jacob ou de Moïse. C’est pourquoi il en conteste avec force le signe, c’est-à-dire la circoncision.

Paul, très habilement, ne veut offusquer de prime abord personne ; il part d’un point de vue admissible pour ses auditeurs afin de les amener à l’Évangile. Évangile, terme qui n’était pas encore celui donné aux récits de la vie d’un certain Jésus lesquels d’ailleurs n’étaient pas encore écrits.

Le Christ que Paul prêche, puise dans ce Jésus condamné et crucifié ( I Corinthiens 1 : 23 et 2 : 2 ). Il y voit la manifestation de ce nouveau Dieu, ou plus exactement de cette nouvelle Foi que sa conscience se représente. Et c’est cela qui est Évangile pour lui. C’est pourquoi comme nous l’avons vu, Paul redéploie ce qui s’est fait jour en sa conscience par toute une série de conceptualisation. Il personnifie ce qui est Esprit, c’est-à-dire pure abstraction.

Comment parler de cette abstraction absolue qu’est la dilection [4] par exemple, sans la mettre en scène, sans l’imager, sans l’insérer dans l’univers mental de ses contemporains ? Pour populariser les grandes idées, il faut les ramener au ras des pâquerettes. C’est un passage obligé. Mais le succès n’est pas obligatoire, il est au contraire très incertain.

Le judéo-christianisme en est la triste preuve, car le christianisme, il le comprendra tel quel, sans grande intelligence, au ras des pâquerettes. Il n’ira pas au-delà de la lettre malgré la mise en garde de Paul : « Il nous a aussi rendus capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’esprit ; car la lettre tue, mais l’esprit vivifie » ( II Corinthiens 3 : 6 ) [5]. Mais même cela fut compris de manière littérale.
Bref, Paul fait du Christ – que lui inspire un Jésus qu’il n’a jamais connu, mais dont il a seulement entendu parler – le support de son évangile (romains 2 : 16) qu’il déploie dans des arguments théologiques. Jésus-Christ est associé à la résurrection, la rédemption, la grâce, la création… Mais il ne fait aucune mention dans ses lettres de Marie ou de Joseph ; il ne rapporte pas non plus la nativité miraculeuse, ce thème qui deviendra si cher par la suite pourtant. Idem pour la transfiguration.
Plus significatif encore, aucun écho aux miracles ou guérisons que les évangiles prêtent à Jésus et qui feront le lit, par la suite, de toute prédication chrétienne. À tel point d’ailleurs, que certains historiens estiment, de concert avec Flavius Josèphe, que Jésus aurait été une sorte de guérisseur. Mais Paul n’en parle pourtant pas, tout comme l’Évangile de Thomas dont le substrat est très ancien.
En fait, hormis les mentions de la crucifixion et de la résurrection, ainsi que la mémorisation de la cène, on ne retrouve aucun des autres thèmes évangéliques. Et pour cause, ce qui deviendra les évangiles a été rédigé après la prédication de Paul.
Mais pour revenir à la cène, qui deviendra le rite majeur du christianisme, c’est Paul qui l’institue pour une raison très habile. Face à la pâque, rite majeur et constitutif du judaïsme, Paul opère une confusion entre le repas de la pâque et ce qu’il appelle, lui, tout simplement la cène, c’est-à-dire le repas du soir, l’ultime repas de Jésus avant sa mise à mort. Et ceci, pour instituer un nouveau rite, un rite qui se substitue à la célébration rituelle juive de la pâque.

Paul par confusion et retournement de sens cherche à affranchir les auditeurs de l’Évangile du judaïsme. Paul par d’habiles transferts sape, un par un, tout ce qui peut relier au judaïsme, nous l’avons déjà vu avec la circoncision et nous venons de la voir encore avec l’institution de la cène. C’est pourquoi d’ailleurs, il organise les « saints » (c’est-à-dire les auditeurs de l’Évangile que l’on appellera plus tard « chrétiens ») en Église, c’est-à-dire dans la langue de Paul, qui est le Grec, en ekklesia, qui veut dire « assemblée des hommes libres» . La communauté ecclésiale est là aussi instituée pour séparer les croyants de la communauté synagogale. Paul opère la séparation physique avec le judaïsme.

Mais revenons au fil de notre sujet.

Le portrait du Christ par Paul, n’est pas celui d’un homme, mais plutôt celui apparenté à Dieu, ou comme il le dit lui-même : Jésus-Christ est un Fils de Dieu ( II Corinthiens 2 :19 ).
Dans la pensée de Paul, la notion de Fils n’est pas encore ce que des conciles, trois siècles plus tard, définiront comme la troisième personne d’une trinité. Paul s’adresse aux hommes de son temps, imprégnés de la mythologie gréco-romaine. Zeus, le deus pater (Jupiter) des romains a engendré des fils chez les mortels en s’accouplant avec des humaines.
Si Paul reprend l’idée de fils de Dieu pour rendre audible aux païens la notion de messie (christ) qu’il emploie pour les juifs, ce sont les évangélistes qui pousseront l’assimilation en construisant de toutes pièces les récits de la nativité de Jésus et qui prêteront à ce Fils de Dieu les actes, les miracles, de son ascendance divine.
Mais Paul est étranger à ces considérations littérales, Il est à un tout autre niveau, celui de l’esprit. Le Fils de Dieu, ce Christ qu’il prêche n’est rien d’autre que « l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1 : 15). Autrement dit le Christ qu’il prêche est une figure théologique. Il est un discours, un raisonnement, une parole sur Dieu. Trois mots que le Grec cumule en un seul : Logos et c’est ce mot qui est utilisé dans le prologue de l’évangile de Jean pour présenter le Christ. Il est le logos de Dieu.

Contempler le Christ que Paul dessine dans un face à face théologique avec le judaïsme, c’est apercevoir l’ombre de Dieu, d’un Dieu qui ne peut-être vu ou plus exactement de ce Dieu qui était inconnu jusqu’ici. De ce Dieu que la conscience de Paul à entrevu en prenant toute la mesure de la mort sur la croix de Jésus. La Loi qui conduit à la mort, doit-être renversée pour que l’Amour reconduise à la vie. Amour et vie qui n’est plus en lien avec ce monde, la chair et ses convoitises. Pour Paul, l’Esprit c’est la vie et c’est la mort de la chair (Romains 8 : 6).

Pour Paul, l’homme Jésus a pris une toute autre dimension. Ses écrits l’ont transfiguré en ce Christ Fils de Dieu. C’est pourquoi écrit-il : « si nous avons connu Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière » ( II Corinthiens 5 : 16 ) [5]. Et c’est cette transfiguration que les évangiles vont illustrer dans le récit proprement intitulé « la transfiguration ».
La Transfiguration n’appartient pas à un fait historique et réel qui se serait produit au sommet d’une montagne, mais elle est la représentation du basculement qu’a opéré Paul. De même, comme nous l’avons évoqué un peu plus haut, si Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, il doit en manifester les signes. Et ces signes les évangiles synoptiques vont les baptiser miracles.
Tout le monde sait bien que le messie attendu par les juifs devait opérer des prodiges, d’où la question de Jean-Baptiste à Jésus et la réponse de ce dernier : « Jean, ayant entendu parler dans sa prison des œuvres du Christ, lui fit dire par ses disciples : Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? Jésus leur répondit : Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et ce que vous voyez : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent » (Matthieu 11 : 2-6) [6].
De même pour un lecteur grec, imprégné de paganisme, ceux qui sont dit fils de Zeus sont habités de forces surnaturelles, ils sont capables de prodiges. Les parallèles entre le fils de Dieu du christianisme et les fils de Zeus du paganisme, ne sont certainement pas fortuits. Les guérisons que les évangiles prêtent à Jésus n’appartiennent pas non plus à l’histoire mais à la théologie.
Voilà pourquoi Paul ne fait pas mention des miracles de Jésus, c’est parce que ce dernier, historiquement n’en à pas fait, il ne pouvait donc s’y référer. Mais on peut supposer que c’est en partie à cause de ses propos que le Christ des évangiles opère des miracles.

Pour finir, concluons sur la notion de Fils de Dieu chez Paul. Cet énoncé n’a pas du tout cette exclusivité que les péroraisons conciliaires débiteront en faisant de Jésus Le Fils de Dieu. Pour Paul le Christ est le premier-né de l’engendrement de Dieu sur la terre (Colossiens 1 :15). Il ouvre le chemin à suivre. C’est pourquoi dit-il « tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu » (Romains 8 :14).

[1]– L’expérience intime qui a chamboulé l’apôtre, a été merveilleusement mise en scène dans le récit du chemin de Damas, dans les Actes des Apôtres (chapitre 9) mais qui n’est pas de la main de Paul. Ce récit des Actes des Apôtres, n’est qu’une représentation à partir de ce que Paul avait témoigné de sa main dans sa lettre aux Galates (Chapitre 1, verset 11).
Le récit des actes des Apôtres ou le témoignage de Paul, ne doivent pas être entendu au pied de la lettre. Dans l’antiquité les expressions sont très imagées. Il faut bien avoir en tête que les écrits étaient à cette époque-là, une longue succession monotone de lettres majuscules sans aucune séparation pour distinguer les mots, ni même une ponctuation pour les phrases. Pour faire ressortir ce que l’on avait à dire, pour le détacher de cette masse informe, il fallait avoir recours à un style fleuri, c’était dans la force d’évocation des propos que le sens s’exprimait et non pas dans la réalité crue de la lettre. Attitude qui est à l’opposé de la nôtre.
Par exemple quand Platon écrit que Socrate était visité par un daimôn (esprit des dieux), et que ce dernier le conduisait à prendre des résolutions, ce n’est pas que Platon croyait que Socrate avait des dons supranaturels avec les esprits des dieux – dieux qu’il n’estimait guère – mais Platon personnifiait par cette représentation-là un concept abstrait : la conscience.
Le daimôn de Socrate n’est rien d’autre que la représentation de la conscience de Socrate, ce qui l’agite, le transcende. Pour la pensée de l’époque il n’y avait peut-être pas plus juste et plus belle évocation de ce que pouvait être la conscience.

[2]– Traduction Segond.

[3]– Traduction œcuménique de la Bible (TOB).

[4] Dilection : (n.f.) Amour pur et pénétré de tendresse spirituelle.

[5]– Traduction Segond.

[6]– Traduction Segond.