Le composé tripartite de l’être humain

Le corps, l’âme et l’esprit, voilà trois mots qui reviennent constamment dans le langage du christianisme mais leur définition reste auréolée du flou des doctrines qui se sont étalées sur deux millénaires.

A noter tout d’abord que le concept de corps, d’âme et d’esprit, n’apparaît pas dans la Torah.
La Genèse raconte seulement que le dieu créateur a modelé le corps de l’homme à partir de la terre et qu’il y a soufflé la vie. Le corps est poussière et retournera poussière quand le souffle de vie qui l’animait disparaitra dans son ultime exhalation.
Les psaumes l’exaltent fort bien, ils disent : « Tu envoies ton souffle: ils sont créés » (Psaumes 104 : 30), « Tu leur retires le souffle: ils expirent, et retournent dans leur poussière » (Psaumes 104 : 29). En clair, l’homme n’est « que chair, un souffle qui s’en va et ne revient pas » (Psaumes 78 : 39).
L’homme est ainsi totalement mortel et ne survit à la mort que par la descendance qu’il engendre. Et le châtiment que promet ce dieu à l’homme fautif, consiste à supprimer sa génération, alors qu’à l’homme fidèle est promis, au contraire, la récompense d’une génération nombreuse…
Autrement dit, l’homme n’est composé que d’un corps et d’une âme, c’est-à-dire d’un principe de vie qui anime un corps.
Ce principe de vie est, comme on l’a vu, associé au souffle/vent (nèphèsh en Hébreu, pneuma en Grec, anima en Latin).
L’homme est vivant – est animé – parce qu’il respire, il ventile comme le disent les médecins de nos jours.
Par la suite, dans la tradition mosaïque, cette âme – animatrice du corps – a été aussi associée au sang : « l’âme de toute chair, c’est son sang » (Lévitique 17 : 14), est-il expliqué.
Ainsi, de même que la vie d’un corps cesse avec la respiration, l’épanchement du sang hors du corps, le tue.
Il a perdu son âme, c’est-à-dire le principe actif de la vie, ou plus exactement la substance qui la caractérise.

En fait, le concept de corps, d’âme et d’esprit, n’apparaît en toutes lettres que chez Paul, et uniquement chez lui.
Dans une de ses lettres, adressée aux croyants de la cité de Thessalonique, il écrit : « Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même tout entiers ; et que tout votre être, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé irrépréhensible, lors de l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ ! » (I Thessaloniciens 5 : 23).
Il apparaît ici que Paul identifie bien trois états à la nature humaine : le corps, l’âme et l’esprit.
Mais Paul ne fait pas qu’ajouter un esprit au corps et à son âme. Il n’invente rien. En faisant sienne la division tripartite platonicienne de l’être, qui était alors la référence élitiste de son temps, il ne fait que s’opposer à l’atavique concept de sa famille cultuelle, qui fait de l’homme une créature d’un dieu, un “être animé” c’est-à-dire littéralement un “animal”.
C’est pourquoi il est écrit « J’ai dit en mon cœur, au sujet des fils de l’homme, que Dieu les éprouverait, et qu’eux-mêmes verraient qu’ils ne sont que des bêtes » (Ecclésiaste 3 : 18) et qu’il est dit ailleurs : « Mais l’homme qui est en honneur n’a point de durée, il est semblable aux bêtes que l’on égorge » (Psaumes 49 : 12).

Or si Paul est né juif, il est cependant né dans une cité grecque, à Tarse, patrie du philosophe stoïcien, Zénon.
Citoyen romain, Paul fait indéniablement partie de ces juifs de la diaspora, hellénisés et parfois même paganisés.
Sa langue maternelle n’est pas l’hébreu, ni l’araméen, mais le Grec. Paul était cultuellement juif, mais culturellement grec. Il fut le contemporain de Philon d’Alexandrie, tout à la fois théologien juif et philosophe platonicien.
Paul appartenait à ce temps où le judaïsme hellénistique opérait une tentative de synthèse avec la philosophie grecque. Cela faisait près de 300 ans déjà que la Torah avait été traduite en Grec et qu’à Jérusalem même, le grand-prêtre Jason avait instauré la statue et le culte de Zeus dans le Temple.
Plus largement encore, Paul se trouvait au beau milieu du bouleversement de la pensée sémitique par la philosophie grecque, qui s’était répandue dans les esprits après la conquête d’Alexandre. Bouleversement qui produisit – entre autres – ce qui sera stigmatisé plus tard sous le nom de Gnose.
Ce phénomène spirituel n’était rien d’autre qu’une relecture des traditions religieuses à la lueur de certaines données de la philosophie grecque.
Ré-interprétation qui débouchera sur une distinction ontologique entre la chair et l’esprit.
Entre le dieu démiurgique, ordonnateur de la matière et régenteur du monde, et le vrai Dieu au-delà du monde, dont une fraction déchue, prisonnière du monde en les corps de chairs, se révèle seulement en la conscience humaine, c’est-à-dire l’esprit (Pneuma en Grec, spiritus en Latin).

Mais pour mieux comprendre l’impact de la remise en question opérée par la philosophie grecque et par là même, le ressort de la pensée chrétienne, il faut revenir à la pensée platonicienne nourrie de pythagorisme.
Platon explique que l’homme est constitué de deux oppositions, déclinées en trois moteurs.
Une partie qui relève du sensible et du suprasensible : l’epithumia (le ventre, siège du désir), symbolisant les pulsions instinctives (ex : manger, engendrer) ; et le thumos (le cœur, siège des passions), symbolisant les sentiments (ex : l’amour, la haine).
Tandis que le noos (la tête, siège de l’intellect) relève de l’intelligible, du monde des Idées, ou autrement dit celui de Dieu.
Il manifeste la partie divine de l’homme, celle qui a chu du monde intelligible au monde sensible et qui se trouve prisonnière d’un corps tombeau (sôma sêma en Grec).
Plus prégnante sera la chair, plus les murs de la prison seront opaques et plus confuses seront les réminiscences du plérome intelligible.
Comme cette partie de l’homme appartient au monde intelligible, elle préexiste à sa naissance et survivra à sa mort. Elle passe d’un corps à un autre sans jamais périr. Les vivants naissent des morts, écrivait-il.

Soit dit en passant, les sciences cognitives ont démontré la pertinence de la division tripartite platonicienne.
Elles démontrent que l’homme est mu par trois cerveaux bien distincts : un, appelé reptilien, parce qu’il est le propre de cette espèce, il est le siège des instincts.
Un autre est dit mammalien parce qu’il est également le propre des mammifères, il est le siège des émotions.
Et enfin le cortex, cerveau que seuls les hommes possèdent, il est le siège de la raison.

Pour en revenir au christianisme, tout se joue sur les mots, donc sur l’étymologie.
Rappelons que les évangiles furent écrits en grec. Or en grec, l’âme s’écrit psukhê [Ψυχη], elle renvoie à l’idée de souffle vital (anima en latin). Rien ne la différencie du nèphèsh Hébreu de la Genèse et qui se traduit, de même, par le mot âme. Elle est le principe de la vie, elle anime, animalement, le corps. Elle est instincts et passions ce qui est le propre de la nature animale.
Mais à cela s’ajoute ce qui apparaît avec force dans les évangiles, le pneuma [πνευμα], que nous traduisons en français par le mot esprit qui nous vient du latin spiritus. Le pneuma tout comme le spiritus signifie souffle, et possède la même correspondance avec le ruah Hébreu.
Dans l’Évangile, la présence de ce pneuma est le signe de la présence du pneuma de Dieu en l’homme. Ce n’est plus le nèphèsh, la psukhê, l’âme qui est le signe de la présence de Dieu en l’homme, c’est le pneuma, le spiritus, l’Esprit. Et ce dernier est associé au feu dans les évangiles. Et c’est précisément ce feu qui éclaire ce qui différencie et identifie les deux souffles : la psukhê, l’âme attachée au corps, et le pneuma, l’esprit qui s’en affranchit.

En effet la racine grecque de pshukhê, qui signifie souffle comme nous l’avons vu, provient de psukhos [Ψυχος] qui signifie souffle froid, ou tout simplement fraîcheur, froidure.
Alors tout devient clair, le souffle qui anime le corps n’est qu’un refroidissement du souffle divin.

L’âme est une altération de l’Esprit, qui s’opère par sa mise en bière dans la matière.
Ce principe de vie, qu’est l’Esprit, enfermé dans la matière inerte, devient une âme attachée au corps, elle le fait vivre. Elle en devient l’instrument, l’esclave. Telle une Danaïde prisonnière d’un cycle infernal, dès qu’un corps meurt, elle recommence avec un autre…
Mais l’âme qui reconquiert sa véritable nature, en redevenant Esprit, n’est plus attachée au corps, mais au contraire s’en détache.
L’illusion sensible de ce monde ne peut plus le retenir. Il passe.