La Christologie au crible de l’histoire

La théologie judéo-chrétienne dit du Christ qu’il fut un dieu fait homme, c’est-à-dire que sa nature fut sans séparation, ni confusion, vrai homme et vrai dieu. Cette même théologie fait également de ce personnage, la deuxième personne de la Trinité, le Fils.

Ces points de dogme furent élaborés progressivement entre le IVe et Ve siècle à cause d’une énorme polémique suscité par les idées émises (1) d’un théologien alexandrin, nommé Arius qui, vers 312, bouscula les idées que chacun se faisait du Christ.
En effet personne n’avait vraiment réfléchi aux questions que soulevait Arius.

Il faudra plusieurs conciles, étalés sur près de deux siècles, pour que l’Église d’appareil de l’Empire romain, dont les conciles faisaient force de loi dans tout l’Empire et qui étaient commandés par l’Empereur, tranchent définitivement la question.
Cette législation christologique politico-religieuse appuyée par le glaive du pouvoir impérial, finira par s’imposer partout, malgré des revirements temporaires d’Empereurs(2) qui avaient embrassé les idées d’Arius ou qui leurs étaient favorables.

Seules, d’autres Églises-États aux marches orientales de l’Empire ne s’y soumirent pas. Il s’agit aujourd’hui des Églises dites monophysites(3) (une seule nature) ou anté-chalcédoniennes puisqu’elles refusèrent de souscrire au concile de Chalcédoine de 451 qui décréta la double nature du Christ (homme et dieu).

Ces débats christologiques, ne dataient pas seulement de cette époque là, mais remontaient au tout premier temps du christianisme.
Ce dernier loin d’être unitaire était en réalité pluriel.
Si une mosaïque d’écoles ou de communautés se réclamait d’un même personnage appelé Jésus, toutes se faisaient, selon leur culture et tradition reçue, une idée différente du Christ.

Mais c’est au deuxième siècle que la controverse éclata au sein de la chrétienté.
Un certain Marcion de Sinope s’appuyant sur la tradition paulinienne dénonça la tradition apostolique qui avait mêlé ses souvenirs de l’homme Jésus au Christ prêché par Paul.
C’était Paul en effet qui avait fondé les premières « Églises » parmi les païens, et c’était son Évangile à lui, qui s’était répandu dans l’Empire alors que les disciples de Jésus s’étaient cantonnés presqu’exclusivement pour la plupart à la Palestine et demeuraient étroitement liés au judaïsme.
L’influence de l’apôtre Paul fut énorme dans le christianisme naissant. Elle tentait d’affranchir les proto-chrétiens(4) du judaïsme(5), mais elle fut contrariée par l’autorité temporelle des apôtres restés fidèles au judaïsme sous la férule de Jacques, le frère de Jésus, mais qui n’en fut jamais pour autant le disciple(6) !

Après la disparition de Jacques vers 62 et celle de Paul, vers 64 ou 67, les antagonismes perdirent leurs chefs de file et la cohabitation qui s’ensuivit les fit inéluctablement se mêler.
Ce fut le temps précisément où les prétendues « mémoires des apôtres » sur Jésus – mais qui présentaient en réalité un Christ – commencèrent à être rédigées. « Mémoires » qui furent renommées « Évangiles » par la suite, quand Marcion, vers 140, intitula la présentation de la vie du Chrestos(7) sous le seul titre d’Évangile « euaggelion » en Grec, qui veut dire littéralement « bon message ».

Marcion ne fut pas l’hérétique isolé que l’histoire judéo-chrétienne veut nous faire accroire en disant que condamné par l’Église de Rome, il fonda une secte et en devint l’hérésiarque.
Il représente seulement la tradition apostolique paulinienne, comme Valentin d’ailleurs mais ce dernier en plus hellénisé.
Marcion fut simplement la tête de file de tout un pan de la chrétienté d’alors, puisque quasiment du jour au lendemain de son excommunication, Marcion va se trouver à la tête d’une Église structurée, unifiée et plus répandue dans l’Empire que celle qui l’a exclu(8).
L’excommunication de Marcion n’est en réalité rien d’autre que le premier schisme de la chrétienté. Schisme qui se répètera, entre les chrétientés grecque et latine, neuf siècles plus tard, toujours sous la sentence d’excommunication des uns par les autres.

Car l’Église de Marcion, en assumant l’idée que l’Évangile est un message nouveau, se condamnait politiquement.
En effet dans l’Empire, seules les religions à l’ancienneté éprouvée pouvaient être reconnues comme recevables. En conséquence, l’Église de Marcion ne put jamais être reconnue par l’Empire et ce d’autant mieux que condamnant tout pouvoir, elle se refusait à toute collusion avec le pouvoir impérial.
Elle paya d’ailleurs un lourd tribut aux persécutions de l’Empire. Un grand nombre de martyrs étaient des chrétiens dit marcionites.
Ces scrupules marcionites, l’autre Église ne les aura jamais.
Celle-ci fut finalement reconnue et s’allia avec le pouvoir dès quelle en eut l’opportunité et finira par s’en emparer totalement. Le pouvoir papal succéda au pouvoir impérial.
La suite on la connaît, l’Église impériale en position de force et d’autorité va se retourner contre son Église rivale : l’Église de Marcion. Et c’est à la pointe du glaive de la loi ou des légionnaires que les marcionites seront amenés à résipiscence.
Si au IVe siècle, l’Église de Marcion était encore vigoureuse, surtout en exil aux confins de l’Empire(9), elle disparaît totalement des sources au IXe siècle quand vont commencer à apparaître les premiers cathares ou bogomiles.

1 Essentiellement l’idée que le Christ ayant été un homme engendré par Dieu, et adopté par ce dernier comme son Fils, ne pouvait pas posséder toute la plénitude divine.

2 – Il s’agit des empereurs : Constantin (qui se fit baptisé sur son lit de mort par l’évêque arien Eusèbe de Nicomédie), Constance II, Valens et Valentiniens II.

3 – Il s’agit des Églises arménienne, copte, éthiopienne, syrienne et malankare (Inde).

– L’emploi du mot chrétien relié à ce moment de l’histoire est un anachronisme, c’est pourquoi je les nomme de « préchrétiens ». Le nom de chrétien n’était pas encore apparu. Paul appelle les membres de ses Églises les « saints » dont certains d’entre eux sont distingués sous le vocable de teleioi, c’est-à-dire les Parfaits, autrement dit les parachevés dans la foi.

 Sur ce point consulter la thèse de doctorat d’Yves Maris, « En quête de Paul ».

– Deux apôtres nommés Jacques sont cités dans les évangiles comme disciples de Jésus : Jacques fils de Zébédée, frère de Jean et Jacques fils d’Alphée. Ils sont tous deux à distinguer de Jacques, nommé « le frère du seigneur », dans l’épître aux Galates.

– Il semble qu’au tout début dans le monde grec, on utilisa de préférence le mot khrêstos plutôt que le mot khristos, ce qui est le cas de Marcion.
Le mot khristos est en effet une transcription grecque du mot mâschîakh du judaïsme, autrement dit messie ou christ en français, parce que tous deux renvoient l’idée d’onction. Dans le judaïsme celui qui était élu par dieu était consacré par le versement d’huile sur sa tête et le mot grec khristos qui a pour racine le verbe khriô, qui veut dire s’enduire d’huile, renvoie bien à l’image de ce mot. Mais chez les grecs, s’enduire d’huile relevait seulement du profane des plus élémentaires. On s’enduisait d’huile parfumée après le bain pour aller diner ou bien d’une huile grossière pour se protéger du soleil pendant les exercices aux gymnases, car ils se pratiquaient nus et en plein soleil. Mais cela ne pouvait avoir aucune résonance religieuse dans leur culture, un homme oint d’huile pour les grecs signifiait seulement quelqu’un de propre et de civilisé.
Si donc le mot grec était conforme à son homologue hébreu, il n’en n’avait pas du tout la même résonance dans la culture grecque. Par contre la langue grecque possédait le mot khrêstos, qui, a une lettre près qui se prononçaient d’ailleurs à peu près pareils, collait parfaitement avec le message de l’Évangile. L’adjectif Khrêstos, attribué autant aux hommes qu’aux dieux, les définissait comme serviables, bienfaisants, secourables, vertueux et bons.

 « la tradition hérétique de Marcion emplissait l’univers », constatait amèrement Tertullien qui ne pouvait pas se prévaloir de la même chose pour son Église.

9 – Épiphane cite parmi les lieux ” infectés ” par le marcionisme, l’Italie, l’Égypte, la Palestine, l’Arabie, la Syrie, la Chypre et la Perse.