Une famille éclatée au Moyen-Age
Il est très difficile de s’imaginer la vie des habitants du Sabarthez dans les années 1250-1300. D’après les données historiques on s’accorde à penser que, dans cette contrée, on vivait des jours paisibles à la mesure de la foi cathare qui régnait dans tous les villages alentours. Il est vraisemblable que l’hérésie était plus ancrée encore dans le monde rural montagnard que dans les grandes villes comme Toulouse ou Pamiers. Cette foi a su résister à l’Eglise romaine bien après la chute de Montségur.
Mais l’inquisition n’avait pas pour autant baissé sa garde et attendait le moment opportun pour “ramener les brebis égarées dans le droit chemin”.
Comme la foi cathare était particulièrement tolérante et résolument non violente, l’Eglise catholique savait que l’heure de la revanche allait sonner tôt ou tard.
En cette période troublée, les gens de condition modeste, souvent illettrés étaient cathares ou catharophiles depuis des générations car le catharisme semblait plus simple à comprendre d’autant que les Parfaits utilisaient l’occitan et non pas le latin pour leur rituel. De plus, ils n’étaient pas mécontents de ne plus payer les dîmes au clergé romain, dépravé et perfide préférant de loin confier leurs âmes et leurs maigres biens à la foi nouvelle. Si les bourgeois et les marchands étaient plutôt sympathisants, le catharisme ne condamnant pas l’usure, les érudits et les lettrés avaient adhéré en masse car eux savaient à quel point l’Eglise romaine s’était écartée des Écritures. La petite noblesse en place, elle aussi érudite mais partagée par le pouvoir et ses ambitions personnelles, voyait d’un très bon oeil se racornir le pouvoir temporel du clergé romain.
On comprend mieux que la société occitane, dans sa grande majorité se soit tournée vers la religion cathare. On comprend aussi aisément que la papauté ait fait en sorte d’éradiquer l’hérésie qui portait atteinte non pas à sa légitimité spirituelle mais à sa suprématie sur le plan matériel.
Dans les familles du Sabarthez donc, au gré des attaques de la papauté ou des contre-offensives des seigneurs en place, la foi cathare se délitait ou se revigorait mais elle restait présente au fond des coeurs.
Au sein d’une même famille, il n’était pas rare de trouver des bons chrétiens et des catholiques bon teint, un évêque catholique frère d’un diacre cathare, un sympathisant cathare avoir un frère dominicain et hélas un diacre cathare renier sa foi et devenir agent de l’inquisiteur. Même les familles nobles n’échappaient pas à ce phénomène, le fils du comte de Foix Roger Bernard était évêque de Pamiers pendant que son frère, comte de Foix à partir de 1302, administrait son domaine avec une grande permissivité envers les hérétiques. Car à cette époque, on n’était pas athée, chacun était croyant avec plus ou moins de conviction. En règle générale le mariage était célébré entre coreligionnaires pour éviter les tensions. Quelquefois, cela se passait mal comme Guillemette Maury de Montaillou qui épousa contre son gré, comme souvent, un fabricant de barriques de Laroque d’Olmes qui en plus d’être crétin et bestial, avait les cathares en horreur.
Peut être fût-ce le cas également de Sibille Baille et de Arnaud Sicre, deux personnages issus de bonnes familles vraisemblablement de la région, elle, ayant des biens immobiliers dans Ax, lui disposant sûrement d’un revenu confortable de par son rang de sénéchal (ou notaire) de Tarascon.
Pendant de nombreuses années, les époux Sicre-Baille devaient se supporter assez bien malgré leurs divergences de foi puisque de leur union naquirent au moins quatre enfants dont deux ont marqué l’histoire. La tournure des événements précipita leur rupture. Il devenait périlleux que le sénéchal entretienne des relations plus qu’amicales avec une hérétique notoire. Par ailleurs, Sibille ne pouvait pas avoir les coudées franches pour aider les Parfaits dans la propre maison d’un notable ayant pignon sur rue. La rupture devenait inéluctable et il semble que Sibille ait chassé son mari de la maison parentale avec ses deux plus jeunes enfants. Une rapide recherche dans les documents historiques nous permet de situer à peu près la date de cette séparation : Tout concorde en effet pour estimer aux alentours de 1299 cette date fatidique qui voit une mère se séparer de ses enfants en bas âge pour se consacrer plus efficacement aux Parfaits.
On aurait pu penser que la mère aurait gardé les plus jeunes qui avaient certainement encore besoin de ses soins et de son affection. Au contraire, ce sont les aînés qui restèrent avec elle car ils avaient l’âge de raison et étaient déjà convertis à la foi cathare. L’explication, bien que difficile à admettre est fort simple. A cette date en effet, les Parfaits Pierre et Guilhem Authié reviennent à Ax pour redonner à l’Eglise Cathare son lustre d’antan. Sibille, native d’Ax, les connaît très bien et leurs familles se fréquentaient certainement. Or, le sabarthez était toujours cathare mais il n’y avait plus de Bons Hommes. Il ne fallait donc prendre aucun risque, ces Parfaits là étaient bien (à la fois adverbe et substantif!) trop précieux, d’autant plus précieux que parmi ces Bonhommes pouvait se trouver Pons, son propre fils, l’aîné de la famille qui semble être parti avec les frères Authié ou en tout cas qui faisait son noviciat avec eux! En revanche, les jeunes enfants, en âge de parler mais pas de comprendre, auraient pu, sans le vouloir ou pressés par les inquisiteurs, faire des déclarations qui auraient pu nuire à leur mère et surtout à ses amis.
Il est certain que les enfants qui sont restés avec elle ont été éduqués dans la foi cathare, puisque Pierre Maury révèle à Arnaud Sicre que son frère Bernard Baille était considéré comme étant un des meilleurs croyants du comté.
Depuis 1299, Sibille était devenue à Ax la bonne samaritaine des parfaits et croyants démunis. Elle distribuait son argent et des vivres à tous ceux qui frappaient à sa porte, (et ils étaient nombreux !), organisait des réunions, faisait nettoyer les vêtements poussiéreux des Bons Hommes et jouait le rôle d’agent de liaison pour tout le haut sabarthez.
Les registres de l’inquisition, malgré leur sécheresse, la dépeignent comme une femme d’action et de coeur, toujours prête à rendre service et alors qu’elle n’était pas parfaite, n’a pas renié sa foi et a été brûlée à Toulouse ou à Carcassonne aux alentours de 1310.
Pendant ce temps, Arnaud Sicre exerçait ses fonctions auprès du châtelain de Tarascon et se souciait fort peu, apparemment, des agissements de son ex-épouse. S’il n’a rien fait pour nuire à cette dernière, il n’a pas, c’est certain, élevé son fils, prénommé lui aussi Arnaud, dans la foi cathare.
Car celui-ci est d’une autre trempe. L’histoire retiendra de lui l’image du traître dans toute sa répugnance. Seule circonstance atténuante, c’est justement l’abandon de sa mère au moment où elle décide de se consacrer entièrement à l’Eglise cathare.
Il aurait pu lui aussi, par égard pour celle qui lui donna le jour, adopter une certaine neutralité vis à vis des cathares. Or, pour récupérer les biens de sa mère qui avait été spoliée comme tous les hérétiques, il joua un rôle d’agent double, de taupe, profitant de ses anciens amis pour s’immiscer à l’intérieur du dernier réseau de parfaits existant et capturer Guilhem Bélibaste. Pour mener à bien son forfait, il demande aux derniers croyants Tarasconnais où il pourrait trouver des parfaits en Espagne. Abusant de la renommée de sa mère auprès de la communauté cathare, il se glisse dans les maisons des derniers chrétiens et obtient d’eux ce qu’il voulait savoir : Il reste un Parfait en catalogne, Guilhem Bélibaste. Ce Guilhem n’a pas la vocation ni le charisme d’un Pierre Authié, il est rustre et peu instruit et s’est engagé dans la foi cathare pour échapper à l’archevêque de Narbonne qui le poursuit pour meurtre. Mais pour Arnaud Sicre, la capture de Bélibaste va le restituer dans ses droits pour la succession de sa mère et c’est tout ce qui lui importe. Pour arriver à ses fins, il use de stratagèmes, d’artifices et de fourberies (notamment la ruse pour emmener Bélibaste sur les terres de Castelbon qui appartenaient au comte de Foix afin de le faire arrêter en est un exemple ). Toute l’histoire de la capture de Bélibaste se lit comme un roman d’A. Dumas (1)!
En résumé, cette famille Sicre-Baille est exemplaire de la société occitane de l’époque. Quand les cathares n’étaient pas pourchassés, il n’était pas rare de voir les croyants, sur leurs vieux jours, laisser leur famille et leurs biens et mener une vie de Parfaits. L’expression “prendre sa retraite” avait alors un tout autre sens!
Sibille Baille aurait certainement agi de la sorte s’il n’y avait pas eu urgence. L’inquisition ne le lui a pas permis, elle a donc pris, sans doute en accord avec son mari et ses amis la seule décision qui s’imposait à ses yeux : s’arracher à l’amour de ses deux enfants en bas âge pour sauver les restes de son Eglise, appliquant à la lettre les préceptes du Christ. Quel déchirement pour cette femme, militante et martyre, et quel destin étrange a voulu qu’elle soit à la fois la mère d’un Parfait et celle du félon qui a fait périr le dernier connu, anéantissant du même coup l’Eglise pour laquelle elle avait voué son existence.
Note :
(1) cf. Inquisition à Pamiers, Jean Duvernoy chez Privat