Un jour dans la vie de Pierre Authié

Par une belle nuit d’été, Pierre Authié contemple, depuis sa grotte-refuge au dessus de la spoulga de Bouan, la vallée de l’Ariège qui s’étend à ses pieds. Le ciel étoilé et un large croissant de lune lui permettent de distinguer en contrebas les villages de Sinsat, Verdun et Bouan à sa droite et celui d’Ornolac sur sa gauche. Il devine les chemins qu’il connaît par coeur pour les avoir arpentés dix années durant, avec d’autres Parfaits comme lui, pour apporter à toute une population un peu de réconfort et la Parole du Vrai Dieu. Autrefois, depuis ce promontoire, il embrassait d’un seul regard son domaine avec une légitime fierté. Aujourd’hui il est seul. Comme à plusieurs reprises ces temps-ci, il se retrouve dans son antre inaccessible et il s’adonne au jeûne et à la méditation.

crxauthielarnat.JPG
Cependant ce soir n’est pas un soir comme les autres, Pierre ressent une profonde tristesse et la fierté qu’il éprouvait naguère a laissé la place à un sentiment de découragement. Comme une bête traquée, il est las de fuir pour échapper à l’inquisition, les chiens de dieu (1) qui ont déjà persécuté et brûlé la plupart de ses proches et de ses amis. Même son fils Jacques est mort sur le bûcher il y a quelques mois. Jusqu’à présent il avait toujours espéré que le Dieu Bon qu’il vénère, viendrait à bout des forces du Malin, mais aujourd’hui il comprend que le Dieu tout de bonté n’est pas de ce monde et qu’Il n’a aucun mal à opposer au Mal. C’est pourquoi le mal triomphe toujours ici-bas mais le Bien dispose de l’Éternité pour renverser la situation(2). Il sait aussi que le bien qu’on prodigue dans l’infime instant d’une existence est décuplé lors de la vie suivante jusqu’à ce que l’âme se détache du corps pour rejoindre l’Esprit Divin.

C’est pourquoi il ne se soucie pas de son propre destin mais il pense à tous ceux qu’il a entraînés dans cette aventure qui a conduit les uns sur le bûcher et les autres au fond des cachots.

Quand il retrace son parcours, lui le notable de bonne famille, familier du comte de Foix, érudit et aisé, qui aurait pu continuer à jouir tranquillement des nourritures terrestres, un beau jour de 1296, il décide pourtant de devenir Parfait. Il se souvient encore aujourd’hui d’avoir dit à son frère Guillaume qu’il leur fallait regagner leur salut, eux qui avaient jusqu’alors, dépensé tout leur temps à perdre leurs âmes. Il repense aussi à ce matin d’été 1295, comme il conversait aux Cabannes avec Stéphanie, la veuve de sire Guillaume Arnaud de Châteauverdun, celle-ci lui avoua que les Bons Hommes se faisant de plus en plus rares dans la région, elle s’apprêtait à aller à Barcelone vivre selon sa foi.

Sa décision mûrement réfléchie, il quitte alors sa famille (elle est cathare, elle comprend sa détermination) abandonne tous ses biens et s’en va en Italie, avec son frère et quelques amis, suivre pendant trois ans l’initiation des Bons Hommes.

Certes, les vocations commençaient à manquer, car bon nombre de parfaits avaient déjà connu les flammes du bûcher . Etait-ce comme une illumination, une force divine qui l’a poussé inexorablement à accomplir son destin ? Il ne le sait pas lui même mais il a pensé que l’Eglise cathare, qui n’était pas morte après Montségur, en tout cas dans le Sabarthez, avait grand besoin de lui pour insuffler du courage à tous ces braves gens désemparés, souvent de condition modeste, qui conservaient la vraie foi malgré tous les risques encourus.

A son retour, c’est effectivement un « homme nouveau », tout entier tourné vers sa foi et sa mission apostolique.

Le vieux sage songe encore :

Avait-il eu raison de suivre cette voie ? Oui, assurément, et les croyants qu’il rencontre dans ces vallées depuis 10 ans en témoignent : alors qu’il sont traqués de toutes parts, que des rafles sont organisées dans tous les villages, traînant les habitants devant les inquisiteurs, les soumettant à la question et aux emprisonnements dans des cachots sordides, Pierre trouve toujours une maison amie qui lui assure le vivre et le couvert en échange d’une bénédiction ou de quelques mots rassurants.

Aujourd’hui même, il était à Ax-les-Thermes, son village natal, et il en a profité pour saluer les quelques membres de sa famille qu’il lui reste encore. Puis il a eu un long entretien chez Sybille Baille avec Philippe de Coustaussa qui s’apprêtait à gagner l’Espagne. Philippe était accompagné de son disciple, Guilhem Bélibaste et de leur guide Pierre Maury, le berger de Montaillou. Leur conversation a bien sûr porté sur les événements tragiques de ces derniers temps et sur le sort à terme de l’Eglise Cathare. Contrairement à Philippe, Pierre pensait qu’un Parfait ne doit pas essayer d’échapper à son destin, ne fût-ce que temporairement et dans le but louable de sauver l’Eglise. D’ailleurs, il n’y a pas, selon lui, d’Eglise cathare, puisque c’est l’Eglise du coeur, et donc nul besoin de la sauver. En revanche, il y aura toujours des Parfaits dès lors qu’ils auront en eux l’Esprit Saint. A Philippe qui lui opposait le problème de la transmission de l’Esprit par le Consolament, il répondit que les jours viendraient où les hommes prendraient conscience, par eux-mêmes, que l’Esprit est cette parcelle divine que Dieu leur a insufflée. Pour bien marquer les esprits, il eut alors cette parole :” Peut être faudra-t-il attendre sept cents ans, mais le laurier reverdira!”

Quelques bons croyants assistaient à la scène car l’annonce de la venue des deux Parfaits avait suscité beaucoup de joie et d’espoir dans la communauté encore nombreuse des environs. Chacun voulait recevoir le « melhiorer » (3) et ce, au mépris des gens d’armes de Lordat qui patrouillaient en ville. Cet enthousiasme encore manifeste dans le coeur des croyants confortait l’Ancien dans son désir d’aller jusqu’au bout de son sacerdoce, sans flancher et sans fuir. Pour remédier à la pénurie de Bons Hommes dans le comté de Toulouse, il se met à envisager de quitter dans les prochains jours son Sabarthez où il se sent pourtant en relative sécurité pour s’établir chez des amis du côté de Beaupuy en Lomagne où il a déjà fait plusieurs séjours.

En fin de soirée, Pierre prit congé de ses frères et amis avec le pressentiment qu’il ne les reverrait jamais. Il est alors revenu dans sa cachette secrète accompagné par un jeune damoiseau de Larnat.

Car l’étau se resserre autour de lui et des derniers Parfaits. Le comte de Foix et le seigneur de Carcassonne se disputent le droit de le capturer. S’il craint peu le premier qu’il connaît bien et qui a beaucoup d’estime pour lui, il a tout à redouter du second qui n’a pas envers les cathares les mêmes sympathies. A près de soixante-dix ans, il a de plus en plus de mal à parcourir ces chemins de montagne, mais il sait que, jusqu’à son dernier souffle, il prêchera la Bonne Parole à la face du monde. Il sait aussi qu’au moment, tout proche, de monter sur le bûcher, il pardonnera à ses bourreaux comme le Christ l’a fait. D’ailleurs il vient à l’instant de préparer en toute sérénité ce qui sera sa dernière prédication. En s’adressant aux inquisiteurs il aura ces mots : ” Laissez moi parler dix minutes à la foule qui vient assister au spectacle de mon agonie et je la convertirai tout entière à la vraie Eglise de Dieu. ”

Notes :

(1) formulation péjorative qui jouait sur le mot “dominicains”, en latin “dominicani” ressemblant à Domini canis, chiens du Seigneur. Cette formule venait en réponse à celle des catholiques qui traitaient les cathares d’adorateurs zoophiles du chat en rapprochant désobligeamment le grec catharos, pur, au latin catus, chat. Chacun pourra apprécier l’élégance de ces deux jeux de mots, la justesse du premier répondant à l’injure abjecte et obscène du second.

(2) Il s’agit là de la philosophie cathare des frères Authié basée sur le dualisme absolu tel que rapporté par les registres d’inquisition et les derniers documents retrouvés datant de la fin du XIIIème siècle.

Il semble pourtant que le christianisme issu du bogomilisme bulgare, resté clandestin après les persécutions du IVème siècle et revenu au grand jour à la faveur – bien involontaire- de la réforme grégorienne n’ait pas été dualiste, pas même “mitigé”. Cette radicalisation s’est développée soit par réaction envers les dogmes catholiques soit instaurée et pointée du doigt par l’église romaine elle même qui trouvait là le moyen de combattre le catharisme comme elle avait combattu les manichéens.

(3) sorte de bénédiction que les Parfaits donnaient aux simples croyants et destinée à les rendre meilleurs en recevant une partie de leur perfection. L’Eglise romaine soutenait à tort qu’il s’agissait d’une “adoration” de la personne du Parfait et constituait une faute aggravante qui menait le condamné au “mur strict”.