Evangile et processus sacrificiel

En étudiant les mythes fondateurs de diverses sociétés, René Girard (1), démontre que toute société humaine se trouve en proie à des rivalités mimétiques entre les personnes qui la composent.
Par instinct imitatif, il suffit qu’un homme jette sa main sur un objet pour que l’homme qui se trouve à ses côtés veuille lui aussi détenir l’objet désiré et possédé par l’autre. L’homme désire toujours ce qu’un autre homme désire. Celui qui possède un objet qu’un autre n’a pas,exacerbe la frustration et le ressentiment de celui qui ne le possède pas.
On veut ce que l’autre possède ou plus radicalement on veut toujours l’objet d’un désir d’un autre. On veut tout simplement ce qu’un autre veut et pas forcement quelque chose de bassement matériel. Le mimétisme copie tout autant les désirs les plus élevés et éthérés.
Et il suffit que plusieurs mains se tendent sur le même objet convoité par tous, par rivalité mimétique, pour que la ruse et la violence surgissent. Et plus de mains se tendent vers l’objet convoité, plus l’objet convoité prend de l’importance et attire toujours plus de nouvelles mains. La ruse et la violence alors éclate avec rage. Les hommes s’entredéchirent sans autre raison que celle de l’effet de groupe pour l’objet convoité.
Dans toute société, il n’en manque pas alors de multiples objets qui soient désirés, pour que des mains nombreuses veuillent tendre mimétiquement vers eux.
La cacophonie des rivalités individuelles qui se nourrit crescendo de celle des autres, finit ainsi toujours par déboucher sur une guerre intestine qui ruine la bonne entente dont ont besoin les sociétés.
Ces rivalités particulières tournent en guerre civile.
Guerre d’autant plus maligne que l’origine de ces dissensions échappe à l’entendement, puisque c’est un comportement instinctif et irraisonné. Il est aggravé aussi par le fait que cela n’a pas en réalité, d’autre objet de discorde que celui de vouloir ce que l’autre veut, de convoiter ce que tous convoitent par mimétisme atavique.
Pour remédier à cette crise de tous-contre-tous — pour reprendre le mot clé de Girard — les hommes ont trouvé le remède imparable, celui qui ramène la concorde, c’est celui du tous-contre-un.
Toutes les fautes qui gangrènent les hommes sont rejetées sur un pauvre bougre, celui qui par malchance se distingue du lot et qui par là se désigne aux yeux des autres. Cet innocent des crimes des autres, est chargé de tous les maux dont la société souffre. Avec sa mise à mort, la société se débarrasse pour un temps de ses démons. C’est le principe du bouc émissaire.
Par unanimité contre la victime désignée et par sa mise à mort collective, les hommes, d’ennemis qu’ils étaient sont devenus amis. Le crime crée la solidarité. La paix et l’entente sont revenues.
Mais cela n’a qu’un temps et inéluctablement, peu à peu, les rivalités mimétiques reprennent vie et il faudra un nouveau sacrifié, une nouvelle victime innocente et expiatoire à la rage qui ne cesse d’agiter les hommes.
Le coupable a besoin du sang d’un innocent pour laver ses propres fautes, et les religions sacrificielles sont nées, surgissant aux quatre coins du monde.
La violence mimétique des hommes était ainsi canalisée et apaisée par la sacralisation et la légalisation de la victime sacrificielle, bouc émissaire innocent des fautes dont on le charge.
Le crime et l’injustice sont le socle des religions sacrificielles car ils maintiennent l’autorité et le pouvoir de ces dernières, et à travers elle, l’ordre et la communion des sociétés qu’elles encadrent.
Ainsi arrivons-nous au sujet qui nous préoccupe, celui du sacrifice dans le christianisme, celui du Christ en particulier comme on le dit communément, et qu’il nous faut en conséquence revenir à Girard.
Girard démontre avec force que le christianisme, loin de reprendre à son compte la logique sacrificielle, la dénonce en réalité, contrairement à ce qu’affirme le judéo-christianisme, en faisant du Christ le sacrifié par excellence qui remplace tous les autres sacrifices.
Pour démontrer la pertinence et l’originalité évangélique de la dénonciation du mécanisme victimaire, il consacre tout un chapitre dans son livre « J’ai vu Satan tombé comme l’éclair » à la mise en parallèle de deux textes, celui de Philostrate sur une action dans la ville d’Ephèse d’un païen appelé Apollonius de Tyane et le récit de la femme adultère de l’évangile de Jean.
Textes de références que je reprends partiellement et reproduis parallèlement.

Vie d’Appollonius de Tyane

« Aujourd’hui même je vais mettre fin à l’épidémie [de peste] qui vous accable. » Sur ces mots, il conduisit le peuple entier au théâtre où une image du dieu protecteur était dressée. Il vit là une espèce de mendiant qui clignait des yeux comme s’il était aveugle et qui portait une bourse contenant une croute de pain. L’homme, vêtu de haillons, avait quelque chose de repoussant. Disposant les éphésiens en cercle autour de celui-ci, Apollonius leur dit : « Ramassez autant de pierre que vous pourrez et jetez-les sur cet ennemi des dieux ». Les Éphésiens se demandaient où il voulait en venir. Ils se scandalisaient à l’idée de tuer un inconnu manifestement misérable qui les priait et les suppliait d’avoir pitié de lui. Revenant à la charge Apollonius poussait les éphésiens à se jeter sur lui, à l’empêcher de s’éloigner.
Dès que certains d’entre eux suivirent ce conseil et se mirent à jeter des pierres au mendiant, lui que ses yeux clignotant faisait paraître aveugle, leur jeta soudain un regard et montra des yeux pleins de feu. Les éphésiens reconnurent alors qu’ils avaient affaire à un démon et le lapidèrent de si bon cœur que leurs pierres formèrent un grand tumulus autour de son corps.»

 Évangile de Jean, chapitre 8 verset 3 à 11

« les scribes et les pharisiens amenèrent une femme surprise en adultère ; et la plaçant au milieu du peuple, ils dirent à Jésus : Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes : toi donc, que dis-tu? Ils disaient cela pour l’éprouver, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. Comme ils continuaient à l’interroger, il se releva et leur dit : Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. Et s’étant de nouveau baissé, il écrivait sur la terre. Quand ils entendirent cela, accusés par leur conscience, ils se retirèrent un à un, depuis les plus âgés jusqu’aux derniers ; et Jésus resta seul avec la femme qui était là au milieu. Alors s’étant relevé, et ne voyant plus que la femme, Jésus lui dit : Femme, où sont ceux qui t’accusaient ? Personne ne t’a-t-il condamnée? Elle répondit: Non, Seigneur. Et Jésus lui dit : Je ne te condamne pas non plus : va, et ne pèche plus. »

À première vue, saute aux yeux tout ce qui identifie et différencie le texte païen et le texte évangélique. Tout d’abord, nous pouvons remarquer que les victimes désignées à la vindicte populaire, le mendiant chez Philostrate, la femme adultère dans l’Évangile de Jean, sont placées au milieu de la foule, seules contre tous, et se voient accusées. Nous retrouvons le tous-contre-un du processus victimaire dont nous connaissons l’aboutissant inéluctable : La mise à mort.
Pour Apollonius, la chose est simple, le mendiant au corps repoussant, incarne la peste, ce mal dont les éphésiens croient souffrir. Mais Girard explique très nettement que ce mal dont les éphésiens croient souffrir, ce n’est pas la peste mais une fièvre sociale, autrement dit, les conflits de rivalités mimétiques qui empoisonnent les éphésiens. Et ça Apollonius l’a bien compris ; pour les en sortir, les guérir de cette épidémie contagieuse, il connaît le remède. Celui de la victime bouc émissaire, sur laquelle toute la rage qui agite les hommes entre eux va pouvoir se déverser librement, victime exposée en proie. Défoulés par leur déchainement de violence, les éphésiens en ressortiront apaisés. La rage qu’ils portaient en eux a été manifestée, elle a été expulsée. Ils peuvent rentrer chez eux en paix, guéris.
Apollonius a joué le rôle de l’accusateur, il jette au dévolu de la foule la victime qu’elle réclame mais qui ne sait pas qu’elle en réclame une en fait. Il faut qu’Apollonius les tarabuste et les excite un peu, pour passer à l’acte abominable. On ne massacre pas de sang tout à fait froid. Et pour passer à l’acte, nous savons que c’est toujours le premier pas qui coûte, celui de la première pierre. L’exemple qui sert d’exemple aux autres, processus qui banalise le fait et le popularise.
C’est le déchaînement mimétique de la première main qui s’emparera d’une pierre et qui la jettera, qu’Apollonius cherche à déclencher.
Nous le savons un geste en appellera un autre identique qui le copiera. Une fois la première pierre lancée, il s’ensuivra une autre encore et encore une autre, puis tout s’enclenchera dans un emballement irrésistible. Toutes les mains se mettront à rechercher leur pierre à jeter.
Le mécanisme lancé, rien ne l’arrêtera, mis à part l’épuisement de l’ardeur violente déclenchée. Le texte de Philostrate le démontre éloquemment.
Le Christ est l’antithèse de l’attitude d’Apollonius. Loin de désigner à la foule rageuse la victime qu’elle demande, Jésus tente de la sauver au risque de sa propre vie. Jésus lui aussi connait parfaitement le mécanisme victimaire, celui des sacrifices des animaux purs et sans défauts, boucs émissaires des péchés du peuple, que le dieu de la torah exige chaque jour dans son temple élevé à sa grandeur.
L’évangile de Jean, nous fait remarquer, contrairement aux synoptiques que le ministère du Christ débute par le chamboulement du temple. Il chasse les animaux destinés à l’abattoir sacré. Il conteste avec force les sacrifices et le dieu qui pousse, exhorte et impose aux hommes de les commettre, comme le fait Apollonius. En effet, le dieu de la torah ne dit-il pas : « L’homme amènera pour sa faute à l’Eternel, à l’entrée de la tente d’assignation, un bélier en sacrifice de culpabilité. Le sacrificateur fera pour lui l’expiation devant l’Eternel, pour le péché qu’il a commis, avec le bélier offert en sacrifice de culpabilité, et le péché qu’il a commis lui sera pardonné » (Lévitique 19 : 22).
Mais nous savons que cela est un mensonge criminel (Jean 8 :44), l’épître aux Hébreux le dit ouvertement : « il est impossible que le sang des taureaux et des boucs ôte les péchés » (Hébreux 10 : 4).
Par le sacrifice, aucun crime n’est effacé, il est le crime même, qui, contre un moment de grâce éphémère appelle et conduit à un nouveau crime, à un nouveau sacrifice. C’est pourquoi les sacrifices sont toujours perpétuels (Nombres 28 : 23). C’est précisément ce à quoi réplique, par la négative et avec beaucoup de diplomatie, la même lettre adressée aux hébreux : « En effet, la loi, qui possède une ombre des biens à venir, et non l’exacte représentation des choses, ne peut jamais, par les mêmes sacrifices qu’on offre perpétuellement chaque année, amener les assistants à la perfection » (Hébreux 10 : 1).
Voilà un point que Girard, en bon judéochrétien qu’il est, se garde de mettre en exergue. Au contraire, il tente de sauver l’AT parce qu’il ne peut le délier du NT. Mais en dépit de contorsions de haute voltige pour sauvegarder les apparences, il ne peut masquer les faits bruts qui s’étalent à longueur de page dans la bible.
Mais revenons à la femme adultère, jetée en proie par ses accusateurs aux pieds du Christ, au milieu de la foule. Les accusateurs ne visent pas la femme adultère, c’est le prétexte pour viser le Christ.
C’est le Christ que les accusateurs cherchent à faire lyncher par la foule, pas la femme dont ils se contrefoutent. Elle n’est qu’un prétexte. Les zélateurs ne sont pas de toute façon à une victime près.
En intimant au Christ de confirmer la loi qui condamnera à la lapidation la femme jetée devant lui, les autorités religieuses veulent mettre le Christ au pied du mur. Démasquer aux yeux de tous que le Christ contredit la Loi, qu’il porte atteinte aux commandements de leur dieu.
Ils cherchent à exciter la foule contre lui, à lui faire jeter la première pierre qui entrainera les autres. Jésus le sait, parfaitement.
Il se trouve dans la même position que le mendiant du récit de Philostrate. Comme le mendiant, il baisse les yeux en se baissant vers le sol sous le prétexte de griffonner quelque chose. Comme dans le récit de Philostrate, il sait que le regard qui soutient le regard de la foule avive la rage. En baissant les yeux, il prend la position humble qui tente comme le mendiant de se défiler au regard pressant de la foule.
La vie de la femme est suspendue à la parole du Christ. S’il confirme la loi, le Christ la condamnera à mort mais il épargnera sans risque sa vie. Mais s’il infirme la loi, il se condamne lui même à la lapidation. Les pierres sont déjà dans les mains, prêtes à être jetées sur la victime qui se sera désignée ou qui s’auto-désignera.
C’est alors que retentit dans le texte évangélique l’un de ses plus purs joyaux : « Que celui qui n’a pas péché jette la première pierre » dit le Christ en se dressant devant tous. C’est en effet la première pierre qui entrainera les autres que le Christ cherche à stopper. Il démonte le mécanisme implacable. Il le prend à rebours.
Le Christ le sait, personne ne peut jeter la première pierre, tous les hommes sont pécheurs. Aucun homme n’est plus digne qu’un autre. Les accusateurs deviennent les accusés de leur propre conscience. Plus aucune victime ne peut s’offrir à leur place, il n’y a qu’eux. Ils sont seuls face à eux-mêmes. Désarmée, la foule se disperse et chacun rentre penaud chez lui, la crise a été sapée à la base. Il est ce grain de sable qui enraye le mécanisme infernal, diabolique.
Connaissant le mécanisme victimaire pervers, le Christ l’a démantelé, démasqué et exposé à la vue. Mais cela ne suffira pas, il va falloir qu’il le démontre de manière encore plus éclatante en montant sur la croix. Mais n’anticipons pas.
Finalement la femme se trouve seule face au Christ. Lui peut jeter la pierre, puisque lui est sans péché. Mais lui non plus ne la condamne pas, et il l’invite à repartir chez elle en paix, sauvée.
Le Christ n’avalise pas la Loi. Son Père qui l’a envoyé, n’est pas le dieu qui condamne à mort et qui trône en majesté dans son abattoir sacré. Le Christ le dit lui-même dans ce même évangile de Jean : « tout ce que le Père fait, le Fils le fait également » (Jean 5 : 19).
Par conséquent, si le Fils ne condamne pas, le Père ne le fait pas non plus. Le Père d’amour annoncé par le Christ n’est pas l’ordonnateur des condamnations à mort.
Il n’appliquera donc pas les commandements du dieu appelant au meurtre : « on fera sortir la jeune femme à l’entrée de la maison de son père ; les gens de sa ville la lapideront ; elle mourra » (Deutéronome 22 : 21).
Le parallèle de ce texte avec le texte évangélique, révèle une dernière finesse. La femme jetée au devant du Christ s’est bel et bien trouvée « à l’entrée de la maison de son Père », non pour être condamnée mais pour être sauvée.
Père qui n’est pas ce dieu dépeint dans la torah, qui, en réponse aux récriminations du peuple lassé de manger quotidiennement la manne, écrit : « l’Eternel envoya contre le peuple les serpents brûlants ; ils mordirent le peuple, et il mourut beaucoup de gens en Israël » (Nombres 21 : 6). Alors que le Christ parle de son Père en ces termes : « Quel est parmi vous le père qui donnera une pierre à son fils, s’il lui demande du pain ? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent au lieu d’un poisson ? Ou, s’il demande un œuf, lui donnera-t-il un scorpion ? » (Luc 11 : 11-12)

(1) René GIRARD, philosophe français se définit lui-même comme un anthropologue de la violence et du religieux. Il est l’auteur entre autres de :

La violence et le sacré (1972)
Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978)
Le bouc émissaire (1982)
Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999)
Celui par qui le scandale arrive (2001).