L’illumination de Na Prous Boneta

L’histoire se déroule en 1325, le 6 août, à Montpellier. La région est totalement acquise au catholicisme surtout en raison du fait qu’elle est sous la tutelle des rois très catholiques d’Aragon. Pourtant la ville et sa région font preuve de beaucoup de tolérance envers les autres religions et la faculté de médecine de renommée mondiale accueille depuis sa fondation en 1220 des savants juifs et arabes. A l’écart de la croisade contre les albigeois pour laquelle elle semble n’avoir pris aucune part (mise sous la protection du Pape au début de la croisade), Montpellier est une ville florissante et ses habitants, à l’instar des toulousains, jouissent d’une relative liberté et de statuts particuliers.

Tout comme Narbonne, Montpellier semble avoir peu trempé dans les hérésies qui secouent la chrétienté surtout depuis l’an mil et qui se sont propagées dans le midi de la France. Les foyers hérétiques cathares, plutôt concentrés sur le Bitterrois, le Carcassès, le Lauraguais, le Razès et le comté de Foix dans le courant du XIIIè siècle, ne subsistent plus quelque cinquante ans plus tard que dans les vallées montagneuses de ce comté. Pourtant on doit souligner que c’est précisément dans les régions où le catharisme a été éradiqué le plus rapidement que le mouvement béguin connaît le plus d’ampleur, preuve qu’il y a un profond malaise, (une crise de foi !) au sein de l’Eglise de Rome.

Depuis quelques années, l’Eglise romaine s’efforce de mater une bonne foi(s) pour toutes les dissidences et hérésies diverses qui ont vu le jour depuis mille ans. L’inquisition sévit depuis un siècle et est fort bien rôdée. On chasse, on persécute et on brûle les manichéens, les cathares, les vaudois et donc aussi les béguins. Ces derniers ne sont pas à proprement parler des hérétiques car ils ne remettent pas en cause les principes du christianisme mais ils s’attaquent ouvertement au pouvoir temporel de Rome, à l’autorité du pape et prônent un retour aux vraies valeurs chrétiennes. En cela, ils sont très proches des autres hérétiques pourchassés ce qui les conduit nécessairement à vivre avec eux en bonne intelligence dans tout le monde occitan. Ce courant s’est développé chez les Frères Mineurs franciscains, le plus connu d’entre eux est Bernard Délicieux mais le plus influent à cette époque fut le Frère Pierre Déjean Olieu (ou Olivi).

L’histoire que nous proposons de raconter est un procès d’inquisition comme on en connaît beaucoup grâce aux registres qui ont été retrouvés. Mais ce récit mérite assurément un examen particulier. D’ordinaire, un procès d’inquisition se déroule selon un schéma immuable : l’accusé répond à un questionnaire « pré rempli » dans lequel il doit avouer ou nier avoir rencontré des hérétiques, les avoir « adorés » seul ou en présence de témoins qu’il doit citer, avoir ou non cru ce qu’ils disaient. Après quoi (et un séjour plus ou moins long au cachot) la sentence est rendue qui consiste, selon la gravité de la faute, au port des croix sur les vêtements, à la prison à vie voire au bûcher pour les hérétiques convaincus et les relaps. Bien entendu, la peine même la plus légère vaut au condamné la perte de ses biens propres et de ses droits civiques.

La scène qui va se dérouler aujourd’hui est sensiblement différente. Elle fait intervenir différents « acteurs » qui comme au cinéma peuvent être réels ou imaginaires et dont les rôles vont du rôle principal à ceux de simples figurants. Cette fois-ci, les figurants sont les inquisiteurs et les notaires chargés d’écrire cette histoire dans ses moindres détails. Ils vont, comme à leur habitude, scrupuleusement consigner en latin la déposition de l’hérétique qui s’exprime en occitan. Ils vont l’écouter le plus souvent sans l’interrompre et annoter sans passion son histoire hallucinante.

De cette tragédie, qui ne se tient malheureusement pas dans une salle de théâtre mais dans la grande salle froide et austère du tribunal, il convient aussi de présenter les personnages principaux :

Dieu,

entité par définition inconnaissable, principe Un, organisateur du Tout, inaccessible à tout un chacun mais qui peut parfois se manifester auprès de certains mortels, initiés ou élus. Dans notre histoire c’est le « personnage » le plus important au nom duquel les hommes de cette époque particulière se déchirent ou se haïssent mais surtout s’identifient. Pour l’homme du moyen age en effet il est inconcevable que dieu n’existe pas, la religion fait partie de son bagage culturel et de son environnement mental et la question de son devenir après la mort est primordiale. Mais si l’existence de Dieu n’est absolument pas discutée, les moyens d’assurer le salut de l’âme humaine peuvent être remis en cause et sujets à interprétations. Dans notre histoire, la présence de Dieu est palpable car Il fait partie de la vie de tous les jours aussi bien de l’héroïne que de ses juges.

Le Christ,

Il est justement pour les chrétiens la manifestation humaine de Dieu, incarné en la personne de Jésus. Toutefois l’existence humaine de Jésus n’est pas indispensable à la « réalité » du Christ. (Par souci de simplification, nous appelons Christ la nature divine de Jésus et Jésus le personnage historique et de nature humaine.) Alors que les catholiques romains considèrent que le Salut de l’Humanité et son Rachat ont été obtenus par la Mort de Jésus sur la croix, d’autres chrétiens, dont les cathares, sont convaincus que le Salut de chaque être humain ne peut s’obtenir qu’en calquant sa vie sur la Vie et les Actes du Christ et des premiers chrétiens. La différence est de taille et cela explique pourquoi les Vaudois et les Béguins qui voulaient eux aussi revenir à ces dernières valeurs ont été impitoyablement exécutés, au même titre que les cathares. A Marseille, en 1318 l’Eglise n’hésite pas à condamner au bûcher quatre Frères Mineurs qui avaient tenu de tels propos. C’est le Christ et aussi l’Esprit Saint qui apparaît à l’héroïne pour lui signifier les préceptes divins.

Pierre Déjean Olieu

Né dans un petit village de l’Hérault, Sérignan, en 1248 Pierre Déjean Olieu est « une figure considérable de la pensée médiévale. L’ampleur et l’originalité de ses vues le placent sur le même plan que Thomas d’Aquin ou qu’Albert le Grand.olieu.jpg
S’il demeure relativement méconnu, c’est qu’il soutint en certains domaines des positions jugées hétérodoxes, qui lui interdirent l’accès à l’enseignement universitaire et qui provoquèrent la destruction ou la censure de certaines de ses œuvres. Une bonne partie de son œuvre demeure inédite. Il passa, en effet, pour l’inspirateur principal du courant des Spirituels à l’intérieur de l’ordre franciscain qui, attaché à un respect littéral de l’exigence de pauvreté prescrit dans le testament de saint François, entra en rébellion ouverte contre l’Eglise. Par ailleurs, son inspiration eschatologique, son refus de la sacramentalité du mariage achevaient d’en faire un personnage suspect » écrit Alain BOUREAU, Directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Pierre Déjean Olieu, ne doit qu’à son immense prestige la chance de mourir dans son lit en 1298. Pourtant vingt ans plus tard, ses Frères Franciscains avoueront avoir exhumé son corps enterré à Narbonne et dispersé ses restes, vraisemblablement pour les faire échapper à l’humiliation d’une crémation posthume ! Il est curieux de constater que ce champion de l’hétérodoxie a une (petite) rue à son nom dans son village natal. A son nom ? Voire ! Quel est le touriste qui va faire le rapprochement entre notre Pierre Déjean Olieu, l’égal sur le plan théologique de (saint) Thomas d’Aquin, en lutte ouverte contre la Papauté et l’Eglise en place, et ce brave Frère Jean-Pierre Olive, moine franciscain tout à fait ordinaire, qui figure sur la plaque, tout aussi ordinaire, à l’entrée de la rue ! Dans notre histoire, ce sont ses idées que défend avec ferveur notre héroïne.

le Pape Jean XXII,

Jacques Duèze, né en 1245 à Cahors, mort en 1334 à Avignon, issu d’une famille de la bourgeoisie aisée de Cahors, devient pape en 1316, sous le nom de Jean XXII. Il étudie à Cahors, puis à Montpellier. Il devient d’abord archiprêtre de Cahors, puis doyen du Puy, évêque de Fréjus (1300) puis d’Avignon (1310). Il est le chancelier de Charles II d’Anjou, roi de Naples. En 1312 il est cardinal du titre de Saint-Vital, puis cardinal-évêque de Porto en 1313. Il supplée le vice-chancelier de l’Église. Il est élu pape le 7 août 1316 après plus de deux ans d’interrègne occupés par un conclave plusieurs fois interrompu et reporté. Ce fut lui qui déclara officiellement ouverte la période de la chasse aux sorcières, par une bulle papale de 1318, donnant aux inquisiteurs le pouvoir parfait et suffisant pour intenter des procès aux sorcières, et cela n’importe quand et à n’importe quel endroit. Jean XXII est avant tout le grand organisateur de l’administration pontificale et de la mainmise papale sur le fonctionnement ordinaire de l’Église. Il étend la réserve des collations, met en place une fiscalité sur les bénéfices, crée les rouages d’un gouvernement central. Il fait face difficilement à l’opposition des Spirituels de l’ordre franciscain. Il publie les derniers livres des Décrétales. Il contraint les ordres religieux à la réforme. Il amplifie malheureusement le népotisme inauguré par Clément V. La figure du cardinal Duèze puis pape Jean XXII a été popularisée par le feuilleton télévisé Les Rois maudits (1972), dans lequel son personnage, rusé jusqu’à la rouerie, apparaissant dans plusieurs épisodes, était merveilleusement interprété par Henri Virlojeux. Extrait de Wikipedia.

Notre héroïne :

Celle qui comparaît devant les inquisiteurs en ce 6 août 1325, qui vient témoigner spontanément, est une religieuse qui fréquentait l’église des Frères Mineurs de Montpellier, nommée Na Prous Boneta. Elle est pauvre, quasiment illettrée mais profondément mystique et la déposition qu’elle va faire en toute connaissance de cause et surtout de conséquence est tout à fait saisissante. Dans ce contexte particulièrement délétère, et devant ce parterre d’ecclésiastiques et de notaires à la fois médusés et curieux, elle va, pendant près d’une heure, raconter en détails ses rencontres et conversations avec le Christ.

La déposition :

Na Prous commence son récit en avouant que le vendredi saint de l’année 1321, après l’office, le Christ la ravit en esprit jusqu’au premier ciel. « Quand j’y fus, Il me montra son cœur ouvert, comme la porte d’une lanterne. De ce cœur sortirent des rayons du soleil, mais plus lumineux que des rayons du soleil, qui m’illuminèrent de toute part. Et aussitôt je vis clairement et ouvertement la divinité de Dieu qui me donna son cœur en esprit. » Le ton est donné : sa confession ressemble aux prophéties bibliques et procède par allégories et prédications apocalyptiques. Avant que l’héroïne n’expose la teneur de son message, elle va planter le décor et décrire les phénomènes qui se sont manifestés la première fois et les fois suivantes : Phénomènes lumineux, chaleur douce, impression de bien être et d’amour immense, envie de rendre grâce, de prier. Puis visions du Seigneur et de la Trinité et enfin conversations avec la divinité qui le plus souvent lui faisaient perdre après coup l’usage de la parole. Le Seigneur lui dit : » je me suis donné à toi comme à la Vierge et je me suis réservé à toi » Elle ajoute : “je voyais souvent le seigneur Dieu face à face et il venait dans un nuage sous la forme et l’aspect d’un homme. Vint après cela l’indulgence de Maguelone à laquelle je voulus aller. Le seigneur dieu me défendit d’y aller et me parla ainsi” : « serai-je donc, moi, le seigneur d’une seule âme ? » IL ajouta « st jean baptiste fut le héraut de l’avènement de Jésus Christ, toi tu es le héraut de l’avènement du st esprit. Entendant cela je considérai que le seigneur me comparait à la vierge et ensuite à st jean baptiste. Et je pensai en mon cœur que je n’étais pas digne d’être comparée à la vierge ni d’être appelée servante du christ ni d’être comparée à st jean baptiste qui fut la voix de celui qui crie dans le désert. C’est pourquoi je répondis au seigneur « seigneur, je suis un néant car je me sens une pécheresse et le péché est néant. »

Tout d’abord elle va donc se montrer étonnée d’avoir été choisie et quand elle comprend la mission que le Christ lui assigne elle entre dans une phase extatique. Cet épisode n’est pas sans rappeler étrangement ce qu’a vécu Bernadette Soubirous dans la grotte de Massabiel plus de cinq siècles plus tard. Pendant une année elle ne révèle à personne ces apparitions bien que cela perturbe grandement son rituel monastique. Quand elle se résout enfin à dévoiler ce secret, le Seigneur lui reproche de l’avoir fait et lui démontre sa nature divine par une image : “alors le Seigneur se fit un feu, en disant : la racine de la personne du Christ est la divinité; vous autres êtes et avez été de la racine du péché. Vois comme ce feu change toute la matière et la substance du bois en sa nature. De la même façon la nature de la divinité change en elle même les âmes qu’elle veut pour elle”. D’autres images ou allégories parsèment le récit de Na Prous, parfois naïves voire risibles pour le lecteur de notre époque, mais comment en imaginer la portée au début du XIV ème siècle! Il n’est pas dans notre intention de décortiquer la teneur du message que Na Prous veut faire passer. Ceci a déjà été fait avec beaucoup de compétence, notamment par Raoul Manselli (traduction Jean Duvernoy) dans son ouvrage « Spirituels et Béguins du Midi ». Il nous paraît intéressant de souligner d’une part la force mystique de l’intéressée, la réalité ou le réalisme de son illumination, l’inspiration de son récit, la cohérence de son raisonnement, et d’autre part de la teneur de son message.

Force mystique

Na Prous est une croyante fervente qui assiste à tous les offices et récite ses prières à longueur de journée (trente pater à mâtines etc.). Elle est imprégnée de spiritualité et a eu vraisemblablement entre les mains des écrits de Pierre Déjean Olieu. Raoul Manselli, déjà cité, pense qu’elle a été également confrontée à des courants cathares qui font que sa confession dévie quelquefois sur des idées plus catharisantes que béguines.

Réalité de son illumination

Immense lumière, ravissement en esprit, élévation au ciel, formes apparaissant au sortir de nuées, impressions de bien-être, chaleur douce et parfums incomparables, telles sont les manifestations tangibles de l’illumination de Na Prous Boneta qui fait preuve, pour une personne peu instruite, d’une surprenante imagination. A d’autres moments elle voit la Trinité…

Inspiration du récit

Le récit fait irrésistiblement penser aux passages de la bible décrits par les prophètes lorsqu’ils entrent en contact avec Dieu. Après le moment de stupeur passé, après que le Christ ait manifesté sa volonté de choisir son élue, la divinité parle par allégories et images, ce qui semble être la meilleure façon de communiquer avec les esprits simples. Enfin les comparaisons entre les événements et personnages de l’époque et ceux des textes bibliques sont aussi le meilleur moyen de compréhension puisque la bible était le livre connu du plus grand nombre.

Cohérence du raisonnement

Na Prous utilise des images bibliques pour les assimiler ensuite aux événements contemporains. Ce qui est surprenant, c’est que les images collent tout à fait au message et donnent à penser qu’elles ont réellement été inspirées. A titre d’exemple, elle aurait pu difficilement inventer « le christ m’a dit quand tu as fait le vœu de virginité, je t’ai pardonné tous tes péchés aussi complètement que je les ai pardonnés à ma mère la vierge dans le ventre de sa mère. » On peut noter au passage qu’elle parle du mystère de l’Immaculée Conception, mystère admis par l’Eglise depuis le XIè siècle mais érigé en dogme seulement en 1854. Elle poursuit « le christ m’a dit que du jour où j’ai fait voeu de virginité, neuf mois avant la fête de Frère Pierre Déjean, ce jour là le seigneur dieu m’a conçue, moi Na Prous Boneta, en esprit ; le jour où je fus à Narbonne au tombeau de Frère Pierre Déjean, le seigneur m’a enfantée en esprit. »

Ceci posé, voyons la teneur du message :

Comme la Vierge Marie a donné aux hommes le Fils de Dieu, elle, Na Prous doit donner le Saint Esprit ! Rien moins ! A cette révélation Na Prous prend peur et dit « Seigneur Dieu, Garde moi de ce péché d’orgueil par lequel l’ange Lucifer est tombé du ciel ! » Peut on faire plus belle réponse ? Après avoir pensé ne pas être digne de la confiance que le Seigneur mettait en elle, elle demande maintenant à Dieu de lui éviter de se prendre pour Dieu lui même ! Il fallait y penser, on serait tenté de dire ça ne s’invente pas ! et Dieu lui répond « j’exaucerai tes prières » autrement dit tant que tu me demanderas de rester humble et désintéressée je satisferai à ta demande.

Commence alors la comparaison entre Pierre Déjean Olieu et Jean XXII et le souverain pontife en place n’en sort pas grandi, c’est le moins qu’on puisse dire, en voici le résumé succinct : Les écrits de Pierre Déjean Olieu sont le véritable Évangile du Christ, Jean XXII est semblable à CaÏphe qui a crucifié le Christ, il est comme Lucibel qui était l’élu de Dieu et qui l’a trahi. Par la faute de ce pape indigne l’Eglise tout entière est corrompue et les sacrements ont perdu leur vertu. (les cathares disaient la même chose mais faisaient remonter la corruption de l’Eglise au concile de Nicée en 325 et au pape Sylvestre). De même que Lucibel s’est changé en Lucifer, de même ce Pape s’est transformé en Antéchrist, qui est, selon Na Prous, le Mal incarné. Quant à Thomas d’Aquin que Jean XXII s’est dépêché de canoniser, la vision de Na Prous le compare à Caïn qui a, par ses écrits, tué spirituellement son frère Abel représenté par Pierre Déjean Olieu.

Mais le message délivré va encore beaucoup plus loin : Dieu a donné Son fils aux descendants d’Adam pour racheter la faute originelle et montrer la voie de l’Esprit. Mais l’Eglise que Saint Pierre a fondée n’est plus la véritable église par la faute de ce Jean XXII. Alors Dieu envoie maintenant le Saint Esprit par l’intermédiaire de Na Prous, Saint François tel Jean Baptiste, en a été l’annonciateur, et Pierre Déjean Olieu le révélateur. Na Prous poursuit en proclamant que tout pécheur, même le plus mauvais, sera sauvé pourvu qu’il se repente et que son repentir soit véritablement sincère. Tous les sacrements délivrés par l’Eglise romaine n’ont plus aucune valeur, seuls les nouveaux sacrements de l’Eglise de l’Esprit, oeuvre de Pierre Olieu, permettent le salut de l’âme. Pas besoin de pénitences et encore moins de dons ou d’indulgences car la nouvelle Eglise ne doit rien posséder en propre ou en commun.

Mais comme l’histoire se répète, de même que les légistes des Juifs n’ont pas connu le Fils de Dieu, de même les légistes chrétiens ne reconnaissent pas en elle le Saint Esprit. Puisque le Christ a accepté sa crucifixion, elle accepte avec joie le bûcher qui l’attend.

Cette longue déposition n’a été que très rarement interrompue par l’inquisiteur qui devait écouter ce récit avec une certaine stupeur mêlée de curiosité. Elle semble réciter d’un trait et le ton est assuré et péremptoire. Cette confession semble tenir plus par associations d’idées que par raisonnement logique mais force est de constater que le récit est parfaitement cohérent, le style vif et non heurté donne un sentiment de vécu qui impressionne. Na Prous, raconte ses visions comme elle les a vécues, donnant ainsi le sentiment d’une leçon apprise « par cœur » puisque c’est précisément son cœur qui parle.

L’illumination de Na Prous est exemplaire de la pensée mystique qui existait dans tout le Midi occitan à cette époque. Bien que les textes ne relatent que fort peu la présence cathare dans la région de Montpellier, il faut bien admettre que l’Eglise Romaine n’y était pas non plus en odeur de sainteté et vaudois et béguins y ont pris la place des cathares persécutés. Na Prous elle même condamne les horreurs de l’inquisition alors qu’elle rend hommage à l’esprit d’humilité de saint Dominique.

Personne ne pouvait ignorer les bûchers allumés un peu partout à cette époque, bûchers sur lesquels on mettait indifféremment cathares ou vaudois, béguins ou sorcières. Ce bûcher que Na Prous ne voulut pas éviter, qu’elle sollicita même et qu’elle obtint en novembre 1328.

On peut penser ce que l’on veut du récit de Na Prous, c’est son existence même et le fait qu’il ait été retranscrit aussi fidèlement qui est extraordinaire. A aucun moment cette femme n’est dépeinte comme possédée, agitée ou ayant perdu l’esprit ! Le pape Jean XXII va faire savoir (en 1327 !) à l’inquisiteur qu’il vaudra mieux que Na Prous Boneta soit jugée (et exécutée) à Carcassonne plutôt qu’à Montpellier qui ne sera française qu’en 1349. Craignait-il une émeute ?

On ignore comment Na Prous a été traitée pendant les trois années qui ont suivi sa confession. On peut supposer qu’elle a du être soumise à la question. Dans leur sentence en effet, les inquisiteurs ont déclaré Na Prous Boneta hérétique et hérésiarque impénitente, malgré tous les efforts de théologiens et de maîtres en Écriture sacrée pour la convertir et ils l’abandonnèrent (selon la formule consacrée) au bras séculier. Cette réflexion rejoint celle de l’historienne Luisa Burnham qui écrit « Na Prous Boneta, hérétique béguine de Montpellier brûlée à Carcassonne en 1328, a été appelée « troublée » par un de ses historiens (W.H. May), a vu sa doctrine jugée « étrange » et « mal assortie » par une autre (Marjorie Reeves), et a finalement été reléguée en compagnie des excentriques, des fous, et des « femmes suggestibles » par le plus récent (Malcolm Lambert). L’inquisiteur qui l’a envoyée au bûcher, par contre lui donnait le nom d’hérétique mais aussi d’hérésiarque, ce qui implique non seulement des idées hétérodoxes, mais aussi un certain succès pour en entraîner d’autres dans l’erreur…..L’enseignement de Pierre Olieu avait appris aux béguins à attendre la révélation des humbles et des femmes, et les écrits d’Arnaud de Villeneuve ont renforcé cette idée. Dans le monde troublé des béguins assiégés, ce n’était peut être pas inattendu qu’une femme illettrée affirme détenir les clés de l’abîme. »

Épilogue

Ainsi finit Na Prous Boneta, croyante mystique, illuminée et martyre. Ce qui semble indubitable c’est que, au moyen âge et dans le Midi tout particulièrement, existaient des courants qui remontaient aux origines du christianisme. Suivant en tous points les actes des premiers apôtres, ils ne différaient entre eux que sur des détails. D’ailleurs les documents d’époque entretiennent la confusion au point que de nos jours il est parfois malaisé de définir précisément qui était cathare, vaudois ou béguin. Toujours est il que l’Eglise romaine, forte de son principe si bien suivi par l’évêque Arnaud Amalric lors du sac de Béziers, a exterminé sans discernement tout ce beau monde, laissant à Dieu le soin de juger qui était du bon côté.

Il aura donc fallu attendre sept siècles et dissiper beaucoup de mensonges et d’hypocrisies pour qu’enfin aujourd’hui, l’on puisse nous aussi, juger en conscience, de cette page laissée volontairement dans l’obscurantisme le plus sombre, de notre peu glorieux passé. Mais Il faudra sans doute attendre encore plus longtemps avant que l’Eglise romaine ne fasse son mea culpa des agissements de son Inquisition et qu’ainsi Dieu, le Fils et le Saint Esprit puissent, dans Leur infinie Bonté, lui pardonner les crimes commis en Leurs Noms.

Vous pouvez trouver ici une étude en catalan fort intéressante.