Le melioramentum ou melhorer

L’inquisition appelait adoratio (adoration), le rite cathare qui consistait à se prosterner trois fois devant les perfecti heretici (parfaits hérétiques)1. Si en latin adoratio veut dire littéralement “prier devant” – ce qui n’est donc pas en soi péjoratif –, ce vocable était toutefois ici employé dans un sens infamant. On accusait les credentes hereticorum(croyants des hérétiques) d’adorer des hommes à la place de Dieu.

En effet, cet usage de la prosternation devant un membre du clergé était une attitude complètement inconnue dans l’Église catholique. On ne connaissait que les veniae2 (prosternations pénitentielles) que faisaient les moines dans le chœur des abbatiales pour le pardon de leurs péchés. Cependant, dans les Églises orthodoxes, la prosternation rituelle devant un religieux, nommée metanie3, était d’un usage courant et n’était pas étroitement lié à un rite pénitentiel propre aux moines.

La metanie, du grec metanoia (metanoia) qui veut dire changer de sentiment, repentir ou regret, exprimait la conversion de cœur. La metanie était donc un geste liturgique qui était pratiqué tant par les laïcs que par les religieux. Il était aussi une marque de reconnaissance de l’autorité de l’Église. Il signifiait l’obéissance des fidèles au clergé et les membres du clergé eux-mêmes à leur autorité, évêque ou patriarche.

Tout d’abord, nous pouvons constater que ce rite de la prosternation n’est pas étranger aux différentes confessions chrétiennes médiévales et que nous pouvons faire un plus fort rapprochement avec le christianisme oriental. Rapprochement qui se surajoute à l’aspect physique des chrétiens cathares, qui, comme les orientaux, se revêtaient d’un vêtement noir et portaient barbe et cheveux longs, à l’inverse des religieux latins qui se distinguaient, eux, par la tonsure4. Ensuite, si nous avons vu à quoi nous pouvions identifier le melioramentum, nous pouvons apprécier par son nom même ce qui le différencie des metanies orthodoxes ou des veniae catholiques. Melioramentum, vient du latin, melior qui veut dire meilleur et melioratio veut dire ce qui rend meilleur, c’est-à-dire ce qui améliore. Par conséquent, le melioramentum (melhorament5 en occitan) signifie “amélioration”. Le français a conservé cet héritage linguistique avec l’adjectif mélioratif qui veut dire littéralement “ce qui sert à améliorer”.

L’idée principale du rite cathare de la prosternation, c’est qu’il est donc un acte qui rend meilleur, il améliore celui qui le fait.

En effet, dans le christianisme cathare, la présence de Dieu n’est pas dans le fond obscur des églises, mais dans les bons et vrais chrétiens ou bonnes et vraies chrétiennes. Cette mise à égalité entre hommes et femmes dans le catharisme, doit-être ici tout particulièrement soulignée car c’était là une spécificité unique en son temps6. Ces chrétiens ou chrétiennes, leurs croyants les nommaient sous l’expression commune : “bons hommes”7 ou “bonnes femmes”, par souci de discrétion vis-à-vis de l’inquisition et de leurs mouchards, ou plus discrètement encore : “braves gens”8.

Ces hommes et ces femmes étaient les porteurs de l’Esprit Saint. Ils étaient l’Église vivante. Le rituel de Lyon, l’exprime avec force “Vous devez comprendre que quand vous êtes devant l’Église de Dieu, vous êtes devant le Père, le Fils et le Saint Esprit. Car l’Église signifie assemblée, et là où sont les vrais chrétiens, là sont le Père, le Fils et le Saint Esprit, comme les divines écritures le démontrent”9.

Une déposition d’un croyant devant l’inquisition, nous a légué une très belle prédication métaphorique qui illustre bien l’idée : “Ils disaient que c’étaient eux qui étaient l’Église de Dieu, et leur Église avait des yeux, des oreilles, des pieds et des mains : elle voit, entend et parle. Et ils disaient que l’Église romaine n’était rien et ne valait rien, car elle est de pierre, de chaux, de terre et de bois”10.

Les croyants des chrétiens cathares en étaient convaincus : “il n’y a d’Église de Dieu que là où il y a un bon chrétien, car lui est l’Église de Dieu”11.

Aussi, en s’inclinant devant un vrai et bon chrétien ou une vraie et bonne chrétienne, c’est s’incliner “en Esprit et en Vérité” (Jean 4 : 23) devant Dieu12. Ceci est un enseignement premier du christianisme, celui de l’apôtre Paul : “vous êtes le temple de Dieu, et […] l’Esprit de Dieu habite en vous” (I Corinthiens 3 : 16 )13. De fait, seuls les vrais et bons chrétiens, qui ne faisaient aucun mal mais “tout bien”, parce qu’ils portaient en eux l’Esprit Saint, avaient le pouvoir et le ministère de sauver les âmes. Les dépositions des croyants devant l’inquisition le répètent à satiété : ” ils tenaient la voie de Dieu et des apôtres, et avaient de Dieu le pouvoir d’absoudre et de remettre les péchés et de sauver les âmes”14.

Si nous avons compris la signification du melioramentum, il nous reste maintenant à préciser en quoi consiste sa vertu méliorative. Nous avons vu que le melioramentum est en rapport à la présence de Dieu, ou plus précisément la présence de son Esprit. Or qu’est-ce que l’Esprit de Dieu ? L’épître johannique nous indique la réponse : “Dieu est amour” (I Jean 4 : 8).

En effet, la présence de Dieu c’est l’amour et c’est cet esprit d’amour, l’Esprit Saint, qui est présent dans les vrais et bons chrétiens. C’est pourquoi Paul écrivait : “l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit” (Romains, 5 : 5). L’Esprit Saint, l’esprit d’amour, est la présence de Dieu. Et cette présence se manifeste très concrètement par une façon de vivre. C’est ce que les cathares appelaient “la règle de justice et de vérité”. Il ne faut pas y voir ici avec cette règle, un retour à la loi. Si l’amour est indicible, hors de toute catégorie, hors de toute énonciation, hors de notre espace temps même, il n’empêche qu’il ne peut s’exprimer, ici-bas, dans notre espace temps, que par des catégories et des énonciations, c’est-à-dire par un ensemble d’impératifs catégoriques normatifs, parce que le christianisme cathare s’inscrit dans le monde et dans une collectivité humaine. Ainsi, ne pas tuer et ne pas mentir par exemple, n’est pas une loi, une soumission à un interdit, mais un impératif catégorique de l’amour qui s’oppose aux tendances naturelles charnelles. L’amour ne peut ni mentir, ni tuer. Mais ces impératifs catégoriques de l’amour ne sont pas seulement d’expression négative, ils sont aussi positifs, comme bénir et pardonner par exemple. L’amour s’exprime et s’énonce aussi par le pardon et la bénédiction15. Positivité et négativité sont indissociablement liées. Elles sont les deux faces d’une même monnaie, celle de l’amour ou pour reprendre le langage grec des évangiles, l’agapè16, c’est-à-dire la dilection ou la bienveillance17.

L’amour n’est pas un mot et il ne peut être confondu avec une loi. La loi de l’Esprit n’est pas l’esprit de Loi, mais celui de l’Amour. Aucune observance d’une loi quelconque, aussi prétendument bonne soit-elle, ne peut donner vie à l’amour, la loi est la négation de l’amour. Seul l’amour, s’il est premier, peut donner vie à des impératifs catégoriques aimants. Sans amour comme source, tout est vain, tout est vanité. Faux, orgueil et malignité de l’âme.

Paul a écrit un très beau texte à ce sujet aux croyants de Corinthe, et il mérite d’être cité intégralement : “Quand je parlerais les langues des hommes et des sages, si je n’ai pas l’amour, je suis un bronze qui résonne ou une cymbale qui retentit. Et quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j’aurais même toute la foi à déplacé les montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brulé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien.

L’amour est patient, l’amour est serviable, il n’est pas envieux ; l’amour ne se vante pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il ne médite pas le mal. Il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il se réjouit de la vérité. Il pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. L’amour ne succombe jamais” (I Corinthiens 13 : 1-7).

Un vrai et bon chrétien est porteur de l’Esprit Saint en ceci précisément que toute sa vie est réglée selon la bienveillance, bienveillance énoncée normativement par “la règle de justice et de vérité”, comme on l’a vu. C’est ce que l’on appelle la sainteté.

Étymologiquement le mot saint dans l’antiquité opérait la distinction entre le sacré et le profane. Le saint c’est ce qui est distinct du profane, il marque une séparation. Il est le domaine du divin, du religieux. C’est pourquoi dans l’antiquité les temples étaient ceinturés d’une enceinte sacrée, et que les temples étaient eux-mêmes une clôture encore plus restrictive car ils étaient la résidence de la divinité. Enceinte et temple marquaient la sainteté du lieu, c’est-à-dire le lieu consacré à la divinité, le lieu des gestes sacrés, par opposition au monde des hommes et de leurs activités profanes.

En conséquence, étymologiquement un saint homme, c’est un homme distinct des autres parce que consacré à une divinité. Il vit d’une manière sacré et non profane. Sa vie n’est pas celle qui est commune aux autres hommes. C’est pourquoi nous avons dit plus haut que “la règle de justice et de vérité” était la marque de la sainteté, car elle est précisément ce qui distingue une vie mondaine et une vie spirituelle.

On peut donc mieux comprendre pourquoi, Paul utilise ce mot saint (άγιος / agios en grec) pour nommer ce que nous appelons aujourd’hui un chrétien. En entrant dans l’enceinte de la communauté chrétienne, l’Église, un homme ou une femme rompait avec le monde. Par le baptême d’imposition des mains qui transmettait l’Esprit Saint, cet homme ou cette femme devenait le temple vivant de Dieu : “vous êtes le temple de Dieu, et […] l’Esprit de Dieu habite en vous” (I Corinthiens 3 : 16). Nous pouvons faire ici le rapprochement entre la progression de l’enceinte au temple, avec la progression de l’état de croyant à celui de chrétien.

Le saint est donc celui ou celle qui vit selon ce qui est divin, c’est-à-dire spirituellement. Et dans le christianisme, cette vie spirituelle, cette vie divine, c’est l’amour de ce Dieu qui est amour. Voilà pourquoi un bon et vrai chrétien est étymologiquement un saint : il vit selon l’Esprit de Dieu qui est amour. Dieu et amour ne peuvent être dissociés. Le premier est l’allégorie du second et inversement, le second est la métaphore du premier. Dieu est l’allégorie de l’amour comme l’amour est la métaphore de Dieu, précisément parce que Dieu et l’amour sont indicibles. Ils sont inconnus et étranger à ce monde. L’amour et Dieu sont les grands absents de ce monde, le monde a été fait sans eux. Amour et Dieu sont une vue de l’Esprit seul, ils n’existent qu’en nous. C’est par souci de représentation que nous nommons Dieu et amour et que nous éclairons l’un par l’autre, sans jamais exclure l’un de l’autre. Voilà aussi pourquoi la foi en Dieu est une foi. Une foi non pas extérieure mais intérieure à nous-mêmes. Dieu est présent en l’amour que nous portons et l’amour est présent parce que Dieu est en nous. L’amour est la seule preuve de l’existence de Dieu ou plus exactement sa seule présence, sa seule existence ici-bas.

Maintenant nous avons la réponse à notre question, le melioramentum est mélioratif, car il manifeste l’esprit d’amour, ce Saint Esprit qui vient de Dieu. Esprit Saint que Jean l’évangéliste nomme en grec le paraclet18 et qui fut traduit consolatio19 par les latins.

C’est cet esprit d’amour qui rend meilleur, c’est lui qui fait éclore le bien et la bonté. C’est de cet amour que nait “tout bien”, totz be” comme le disaient les cathares méridionaux en occitan. Paul quant à lui, écrivait : “le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bénignité, la fidélité, la douceur, la tempérance” (Galates 5 : 22).

Pourquoi le melioramentum est-il la manifestation de l’Esprit Saint, l’esprit d’amour, en ceux qui le pratiquent ? Pour répondre à cette question, il nous faut encore une fois se reporter à l’état du chrétien, ce parfait20 en Christ que Paul distinguait des saints (les croyants)21. Comme nous l’avons vu, le chrétien ou la chrétienne cathare est porteur de l’Esprit Saint, par ce qu’il vit selon les impératifs de l’amour. Toute sa vie est réglée selon la bienveillance. En recherchant à ne commettre aucun mal à autrui mais au contraire à lui donner tout bien, il se trouve paradoxalement exposé en proie à la violence de ce monde. Il devient “brebis au milieu des loups” (Matthieu 10 : 16).

Le non-violent ne peut qu’endurer la violence. Le bien est complètement désarmé face au mal. À la gifle il ne peut qu’opposer l’autre joue (Luc 6 : 29), au mensonge, la vérité (Éphésiens 4 : 25). Autrement dit, le chrétien ne peut répondre au mal par le mal, mais par le Bien, d’où l’exhortation de l’apôtre Paul : “Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien” (Romains 12 : 21).

Le vrai et bon chrétien ou vraie et bonne chrétienne est celui qui par amour s’extrait de la logique violente extrême de ce monde. Il tient “le mal en horreur” et s’attache “fortement au bien” (Romains 12 : 9). En conséquence, il préfère souffrir un mal plutôt que le commettre (I Pierre 3 : 17). Par là nous pouvons donc mieux comprendre l’attitude des cathares médiévaux qui, comme le stigmatisait l’inquisition, préféraient se faire brûler vifs que de tuer un coq ou bien encore souffrir la dénonciation et la perte de leurs croyants plutôt que mentir à l’inquisiteur. Les croyants d’ailleurs le savaient pertinemment, une fois arrêté un parfait disait toujours la vérité quoi qu’il en coûte et quoi qu’il lui en coûte. C’est là une chose bien incompréhensible pour qui est encore animé par l’esprit de ce monde : la vie de soi (ou de ceux que l’on aime) est plus préférable que le Bien. La vie est d’ailleurs ce qui exige constamment de sacrifier les autres à soi (ou pour ceux que l’on aime). Entre sa vie (ou la vie de ceux que l’on aime) et celle d’autrui, l’homme tergiverse rarement. Il préfèrerait commettre mille fois le mal plutôt que le subir (ou de le voir subir à ceux qu’il aime) ne serait-ce qu’une seule fois. L’homme pense en se posant comme centre. Il est pour lui difficile de se décentrer de lui-même, étant de fait le centre du monde, car tout le monde passe à travers lui. Il est par sa nature, le prisme du monde, autrement dit son nombril. Penser en terme universel lui est contre-nature, c’est-à-dire ne plus considérer sa vie seulement, mais toute vie. L’homme a le souci de sa vie mais pas de celle d’autrui : il n’a pas le souci de la vie d’un point de vue universel. Or en acceptant de tuer pour sa vie propre, il fait de sa vie la négation de la vie, c’est-à-dire une puissance de mort. C’est au contraire en ne plaçant pas sa vie au-dessus des autres, mais en la mettant en égalité avec celle des autres, que sa vie devient, non pas puissance de mort, mais puissance de vie. Il devient l’aide et le soutien de la vie d’autrui. Il la prend en considération, elle ne fait plus qu’une avec la sienne et ne la sacrifie pas à la sienne.

Non seulement un cathare refuse de tuer, mais il protège toute vie parce qu’il prend toute vie en considération.

En effet, cette attention, ce regard de compassion et de bienveillance ne se réduit pas aux hommes seuls mais aussi aux animaux et par extension à tout le vivant. Un parfait cathare, c’est-à-dire un vrai et bon chrétien, considère les animaux en terme d’égalité, ils sont ses confrères. Eux aussi souffrent et ont de l’affection, et il est odieux de leur faire du mal, de les traiter violemment, et, abomination entre toutes, de les tuer et de les manger. Les animaux ne sont pas non plus le moyen de nos fins ou la satisfaction de nos faims. Les animaux ne sont pas de simples objets de consommation, c’est-à-dire des victimes expiatoires de nos appétits charnels. Si un tel comportement relève de l’homme-animal, l’homme charnel, il n’est pas du tout celui de l’homme-spirituel. Il a perdu le goût du sang et il ne se soucie plus de sa chair pour se repaître d’autres chairs. Sa bonté regarde tout avec une égale bienveillance.

La vie qui anime le cathare n’est donc pas la vie de ce monde, qui se nourrit de la mort, mais celle qui se nourrit de “tout bien”, en un mot de Dieu, de ce Dieu-Amour qui demeure l’Inconnu et l’Étranger de ce monde. Inconnu et étranger parce que les dieux de ce monde, ces dieux que leurs religions exaltent comme le créateur et le législateur de ce monde, sont toujours au final des dieux violents. Leurs textes “saints” sont farcis de crimes. Pour le catharisme ils ne sont que des diables.

La vie évangélique rompt avec la vie de ce monde et avec les dieux de ce monde et leurs lois. C’est pourquoi l’apôtre Paul a écrit : “l’esprit de vie en Jésus Christ m’a affranchi de la loi du péché et de la mort” (Romains 8 : 2) et qu’il a écrit cette parole dure à entendre : “Christ est ma vie, et la mort m’est un gain” (Philippiens 1 : 21).

Si l’homme pense que sa vie est au-dessus de tout et que tout mal est justifié pour garantir cette vie – pourtant éphémère quoi qu’il veuille et fasse –, le cathare à l’inverse pense que le Bien est au-dessus de sa vie et qu’aucun mal n’est justifiable pour préserver la vie d’un corps de mort (cf.Romains 7 : 24). Pour lui, la vie du corps n’est pas sa vie, car la vie de ce corps est la puissance de mort de ce monde. Sa vie c’est le Bien qui n’est pas de ce monde et qui ne concerne pas son corps. Pour lui, bien-vivre c’est vivre selon le Bien et non vivre dans l’aisance ou la débauche des biens matériels ou plaisirs charnels. Nos luxes ont pour prix le sang et la sueur d’autrui et nous allons aussi jusqu’à traiter nos semblables comme des bêtes.

Nous considérons comme normal de vivre mieux qu’un autre, alors que ce devrait être inadmissible. Pire, pour mieux vivre nous n’hésitons pas à rendre l’autre malheureux. Nous l’utilisons comme simple moyen à nos fins et nous ne le considérons pas comme une personne égale à nous même. Une personne pour laquelle son existence et sa qualité de vie est aussi importante que la nôtre. On comprend mieux alors toute la force de l’impératif évangélique : aime ton prochain comme toi-même (Matthieu 19 : 19). Autrement dit, si notre amour est faible, il revient alors de nous accorder autant d’attention que nous portons aux autres. Ni plus, ni moins.

Donc pour revenir à notre question initiale, le parfait en Christ [ de ce Christ signe de l’amour du Père parce qu’il a offert sa vie, et précisément parce qu’il n’a pas voulu la retirer à autrui] est cet homme ou cette femme exposé en proie au mal, à la puissance maligne d’autrui. Or seule une personne animée par le bien, ne peut vouloir lui faire du mal. Il n’entend pas profiter de cette faiblesse en ce monde. Cette personne qui refuse de commettre un mal à un homme bon, c’est ce que les cathares médiévaux appelaient croyant et ce que Paul appelait “ο agios”, le saint, comme on l’a vu.

Le croyant est précisément celui en qui l’amour a suffisamment éclos en lui, pour aimer et reconnaître le Bien, et l’aimer et le reconnaître à travers ceux qui le portent en eux. Le croyant est précisément celui qui a rompu avec la logique du monde, il se refuse à commettre le mal envers un homme de Bien, qui est en réalité tout entier à sa merci. Il peut le tromper, abuser de sa bonté, l’utiliser à ses fins, en un seul mot lui faire du mal, mais il ne veut pas le faire. Il peut encore faire du mal envers ceux qui lui font du mal, mais il ne veut plus faire du mal à ceux qui vivent dans le Bien. Au contraire, il les aime de tout son cœur et leur fait tout le bien possible. En effet, le lien qui s’établit entre un croyant et un chrétien, c’est le lien de l’amour. Et ce lien d’amour ne manque pas de produire ses effets. Le Christ l’annonce : “quiconque donnera seulement un verre d’eau froide à l’un de ces petits parce qu’il est mon disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra point sa récompense” (Matthieu 10 :42).

Le melioramentum est donc ce signe entre deux chrétiens qui se manifestent l’amour qu’ils reconnaissent en l’autre. Mais il est aussi ce lien d’amour qui relie un croyant et un chrétien. Si la fausseté et la malignité sont le liant de la sociabilité humaine, ce qui lie les chrétiens entre eux ou les croyants aux chrétiens, ce n’est plus le mensonge et la malfaisance, mais la vérité et la bienfaisance. En un mot ce n’est plus le mal mais le Bien. L’amour est leur lien, ce n’est plus l’intérêt, la loi ou la domination, mais l’amour seul et l’amour seulement, l’amour désintéressé, l’amour vrai : l’amour du Bien, la Bonté.

Le melioramentum marque un renversement de manière de vivre, ce n’est plus une loi qui assigne le juste et l’injuste vis-à-vis d’autrui, mais l’amour et comme l’écrit Paul : “l’amour ne fait point de mal au prochain” (Romains 13 : 10).

L’amour est donc le cœur du melioramentum et c’est pourquoi également le melioramentum est le cœur du christianisme cathare. Les sources inquisitoriales nous donnent en effet à voir que le melioramentum était le rite le plus usuel du christianisme cathare. Il se pratiquait au quotidien. La première chose que faisait un chrétien ou un croyant rencontrant un autre chrétien, c’était le melioramentum. Le melioramentum ouvrait et clôturait toujours un prêche ou une rencontre. Dans les maisons cathares, le melioramentum des chrétiens ou des chrétiennes à leur ancien, était quotidien.

Nous avons vu également que l’entrée dans l’Église cathare en tant que croyant22 se manifestait par le melioramentum.

Le melioramentum était donc la porte d’entrée de l’Église cathare. C’est par le melioramentum qu’un simple auditeur ou sympathisant, devenait un croyant, c’est-à-dire un membre de l’Église. Il entrait en catéchuménat. Il demandait aux parfaits de le former pour qu’il devienne un jour, lui-aussi, un chrétien à son tour. De leur côté, les parfaits s’engageaient à le former. Ce n’est pas du donnant donnant, contrairement à ce que la contingence de l’écriture peut laisser penser. Mais tout simplement, la réciprocité du lien d’amour qui s’établit. Ce double mouvement peut être parfaitement illustré par deux citations profanes. Goethe disait que “l’on n’apprend que de qui on aime”23 et Socrate dans le Banquet dit que l’on ne peut que “rendre meilleur l’objet de son amour”24. Ainsi, le croyant ou croyante ne peut qu’apprendre des Bons-hommes ou Bonnes-femmes que par l’amour qu’il leur porte, et de même, les Bons-hommes ou Bonnes-femmes ne peuvent que rendre meilleurs leurs croyants ou croyantes que parce qu’ils les aiment.

Pour conclure, laissons la parole à l’un des derniers croyants qui nous a légué, par sa déposition devant l’inquisition, le témoignage du jour où il devint un croyant et en quoi cela consistait : “Ils dirent qu’ils étaient de bons chrétiens, et tenaient la foi et la voie de Dieu et des apôtres, et que je ne les dénonce à personne, mais qu’en tout lieu je les tienne et les garde en secret. Eux me mettraient dans la voie du salut si je voulais les croire. Je répondis à ces parfaits que je voulais les croire et faire leur volonté dans ce qu’ils me montreraient et diraient pour le salut de mon âme, et que je les tiendrais et garderais en secret et les aimerais de tout mon cœur”25.

Tout le catharisme se tient dans cette finale et le melioramentum en était l’expression.

Notes :

1 Parfait, dans le sens d’accompli ou de parachevé dans l’hérésie. Ce terme n’était pas seulement appliqué aux cathares, mais aussi aux vaudois. Ce vocable désignait spécifiquement le religieux hérétique, celui qui menait une vie religieuse comparable aux moines ou aux prêtres. Les parfaits hérétiques cathares étaient aussi désignés sous le terme d’hérétiques revêtus car, comme les moines, ils portaient un vêtement spécifique qui témoignait de leur profession de foi et de leur vie religieuse. Cette profession, cet état, était l’ultime degré de parachèvement dans l’hérésie. Il était l’accomplissement de l’hérésie.

2 Pluriel du latin venia qui veut dire faveur ou grâce, d’où la notion pénitentielle du judéo-christianisme : la demande du pardon des péchés.

3 Du grec metanoia qui veut dire “changement de sentiment” d’où le sens de regret et de repentir que la chrétienté latine associa à la pénitence, qu’elle nomma venia, comme on l’a vu ci-dessus.

Haut du crâne rasé et ne laissant qu’une couronne de cheveux tout autour de la tête.

Se prononce mélioramé-nt : le h fait ici fonction de i et le ent final doit-être prononcé comme dans le mot Éden, en séparant le e du n, et en prononçant le t.

Cette spécificité de l’Église cathare doit, sans nul doute, être reliée à l’Église marcionite au tout premier temps du christianisme. Elle seule, mettait sur un pied d’égalité hommes et femmes. Discipline ecclésiale tiré de l’enseignement de Paul aux Galates : ” il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus Christ” (Galates, 3 : 28).

7 Au moyen-âge, bon homme était une expression générale qui désignait un homme de bien. Cette expression était suffisamment vague et répandue, pour que les inquisiteurs demandent aux prévenus ce qu’ils désignaient sous ce terme là, si c’était un brave homme ou un hérétique.

8 Voir la déposition de Raimonde Guilhou. Jean Duvernoy, Le registre d’inquisition de Jacques Fournier, Québec, Bibliothèque des Introuvables, 2006, pp. 479-480.

9 René Nelli, Écritures cathares, 1994, Éditions du Rocher, p. 228.

10 Arnaud Piquier, Ms lat. 4269 f° 14 r°. Traduction Jean Duvernoy.

11 Beatrice de Planissoles. Jean Duvernoy, Le registre d’inquisition de Jacques Fournier, Québec, Bibliothèque des introuvables, 2006, p. 271.

12 Voir notre précédent article : Adorer en Esprit et en vérité.


13
 Voir également, I Corinthiens 3 : 17 et 6 : 19 ainsi que II Corinthiens 6 : 16.

14 Guillamone Garsend, Ms lat. 4269, f° 14 v°. Traduction Jean Duvernoy.

15 Bénédiction, étymologiquement « qui dit le bien »,du latin bene, bien, et dicere, dire. La bénédiction est la volonté de faire du bien. Il l’énonce à autrui.

16 La langue grecque fait clairement la distinction entre l’amour charnel (eros), l’amitié (philia) et la bienveillance (agapê). Le français ignore ces distinctions, il ne connaît que le verbe aimer.

17 L’agapè a été longtemps traduit par charité, c’est-à-dire ce chérissement du cœur envers autrui. Mais ce terme a été tant galvaudé qu’il est aujourd’hui impossible de l’utiliser sans risque de contresens : faire la charité.


18
 Le défenseur en grec, celui qui soutient, qui aide.


19
 Le consolateur en latin, celui qui soutient, qui aide.

20 Teleioj / teleios, parfait en grec. Ce parfait de l’Église primitive paulinienne correspond au chrétien dans le catharisme. Par ironie du sort, en nommant les chrétiens cathares “perfecti” (parfaits) l’inquisition leur à involontairement attribué une appellation originelle du christianisme. Que par le biais des historiens, cette appellation soit aujourd’hui passée à la postérité pour designer les chrétiens cathares, n’a rien d’hérétique, bien au contraire.


21 
Voir par xemple I Corinthiens 2 : 6.

22 Le croyant cathare est l’exact équivalent du catéchumène, c’est un chrétien en devenir, il reçoit une formation en vue de le devenir un jour ; soit en entrant dans “l’ordre de la Sainte Église”, en délaissant famille et biens, soit en le devenant in extremis sur son lit de mort par le consolamentum des cliniques.

23 Goethe, Conversation avec Eckerman, 12 mai 1825.


24 
Banquet, 210-212.

25 Pierre Issaura, Ms lat. 4269, f° 35 r°. Traduction Jean Duvernoy.