Chair, Christ et école johannique
Pour comprendre ce que signifie le mot chair dans les écrits johanniques, il faut partir de ce passage : « Moi, je suis le pain vivant descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde. Les juifs se querellaient entre eux et disaient : comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à manger ? » (Jean 6 : 51-52).
Ce à quoi renchérit Jésus en ajoutant « Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment un breuvage » (Jean 6 : 55).
Mais ce propos choque des disciples : « cette parole est dure, qui peut l’écouter ? » (Jean 6 : 60) lui disent-ils.
Devant cette incompréhension, Jésus les reprend en disant : « C’est l’Esprit qui vivifie. La chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie » (Jean 6 : 63).
Comme d’habitude, les auditeurs de Jésus comprennent ses paroles au premier degré. Ils entendent que Jésus les invite à le cannibaliser et ils en sont indignés.
À juste titre d’ailleurs, par comparaison à l’attitude de beaucoup de judéo-chrétiens, qui eux, ne sont pas du tout choqués à l’idée de manger la chair et de boire le sang de leur seigneur Jésus prétendument incarné dans l’hostie.
Non, le propos de Jésus ne relève pas plus de l’anthropophagie que de son assimilé eucharistique.
Face à l’étonnement de ses disciples, Jésus, en soufflant de lassitude, dut encore se résigner à faire de la catéchèse à ses disciples.
Combien il aurait aimé qu’ils comprennent d’eux-mêmes, que leur esprit s’émancipe des compréhensions terre à terre pour s’élever dans le souffle que la lettre de sa parole tente d’insuffler.
Il a fallu qu’il leur explique que ses paroles – indéniablement charnelles – sont une image et que leurs sens véritable est spirituel : « La chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie » (Jean 6 : 63) précisait-il.
Si comme nous venons de le lire « la chair ne sert de rien », pourquoi s’obstiner à lui trouver une utilité majeure, en faisant de l’incarnation du Christ un pilier central de la foi et de la théologie ?
Ne s’agit-il pas en réalité de réhabiliter la chair, et par là d’opérer un renversement complet de l’Évangile ?
Mais encore, si comme nous l’avons lu au début, le Christ est un pain descendu du ciel et que ce pain c’est sa chair, c’est bien qu’il est venu en chair, sans qu’il la prenne d’une quelconque incarnation en Marie.
Et cela l’épître de Jean le dit textuellement : « Reconnaissez à ceci l’Esprit de Dieu : tout Esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair est de Dieu ; et tout esprit qui ne confesse pas Jésus, n’est pas de Dieu, c’est celui de l’anti-christ, dont vous avez appris qu’il vient, et qui maintenant est déjà dans le monde » (I Jean 4 : 2-3).
En fait, on peut considérer que les victimes de cet esprit d’anti-christ, retournent à leur profit ce passage, pour lui faire dire exactement son contraire. Ils pensent que « Jésus-Christ venu en chair » est égal à « Jésus-Christ ayant pris chair avec Marie » et que forcément le rédacteur de l’épître de Jean dénonce ceux qui dénient que le Christ eût réellement pris naissance charnelle dans ce monde.
Alors qu’en réalité, rien ne permet d’affirmer cela.
En effet l’évangile de Jean ignore les récits de la nativité, il ne parle pas du Saint Esprit qui féconde Marie pour qu’elle engendre Jésus.
Il donne à comprendre dans son prologue que le Christ était dans Dieu et que c’est de Dieu qu’il est directement sorti. Et c’est précisément ce que ses disciples ont ont confessé «nous croyons que tu es sorti de Dieu » (Jean 16 : 30) lui disaient-ils … et non du ventre de Marie.
En vérité, le rédacteur de l’épître de Jean ne fait que reprendre les mêmes images de langage utilisées par Jésus, telles qu’elles sont rapportées dans l’évangile de Jean.
Il exprime que le Christ est descendu du ciel avec son corps, « en chair », et il prévient qu’un autre esprit d’erreur, vient propager autre chose que cette vérité première. Ce qui, remarquons-le au passage, s’est exactement passé !
On a introduit, avec l’incarnation du Christ via la vierge Marie, un thème cher au paganisme antique : les fils de dieu naissent toujours de l’union d’un dieu avec une vierge humaine.
Pour comprendre encore mieux ce que l’école johannique entend par le mot « chair », il faut revenir à l’éclairage capital du prologue de l’évangile de Jean, où il est écrit que « La Parole a été faite chair » (Jean 1 : 14).
En réalité, le rédacteur du prologue de l’évangile de Jean en écrivant que « le Verbe s’est fait chair » (Jean 1 : 14), il sous-entend que « la parole a pris corps », comme quand nous disons qu’un projet a pris corps ou chair.
Nous ne comprenons pas par-là, que ce projet soit devenu un homme de chair, mais que ce projet s’est réalisé concrètement.
Il en est pareillement pour la Parole que le Christ incarne : elle est devenue une réalité concrète, vivante, pour les hommes, parce que le Christ qu’il donne à voir dans son évangile en manifeste l’image parfaite.
Le Christ n’est rien d’autre qu’une illustration d’une réalité spirituelle, il n’a jamais été un être de chair, une réalité humaine.
Paul sans doute à l’origine de la transfiguration de Jésus en Christ, écrit qu’il est « l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1 : 15).
Le Christ est bien, au sens figuré, l’incarnation du Dieu évangélique mais cela ne fait surtout pas de lui une incarnation de Dieu au sens propre, littéral du terme, c’est-à-dire dans la chair.
La croyance en l’incarnation est clairement frappée de nullité, puisqu’il faut bien le répéter « la chair ne sert de rien » (Jean 6 : 63).
La vérité n’est pas de croire en des illogismes, que le Verbe de Dieu serait devenu un corps organique – un vulgaire sac de barbaque – ; mais de voir en ce Christ, mis en scène par l’évangéliste, la manifestation unique de Dieu, comme il l’exprime avec force, quand il écrit que le Christ est « le Fils unique de Dieu » (Jean 1 : 14). Autrement dit c’est le Christ seul qui fait connaître Dieu, et personne d’autre, sans exception aucune. L’évangile de Jean ne laisse aucun doute là-dessus, en dépit de ceux qui ont renversé l’Évangile en l’associant à la religion juive et en plaçant le Christ à la remorque d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Moïse.
Les propos du Christ rapporté par l’évangile de Jean dissipent toute ambiguïté, s’il en est !
On le voit déclarer aux représentants de la religion mosaïque, au sujet de Dieu : « Vous n’avez jamais entendu sa voix, ni vu sa face, et sa parole ne demeure pas en vous » (Jean 5 37).
L’évangile de Jean insiste « Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître » (Jean 1 : 18).
À l’instar de la prédication de Paul, l’évangile de Jean prêche un Dieu tout autre que celui bien connu de ses compatriotes juifs. Un dieu qui leur était inconnu parce que totalement étranger à la torah et au monde.
C’est Paul qui l’a dit ouvertement la première fois quand il s’est adressé aux athéniens : « en parcourant votre ville et en considérant les objets de votre dévotion, j’ai même découvert un autel avec cette inscription : À un dieu inconnu ! Ce que vous révérez sans le connaître, c’est ce que je vous annonce » (Actes des Apôtres, 17 : 23).
On voit bien ici, que Paul se garde bien d’annoncer aux grecs le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, contrairement à ce qu’il laisse entendre quand il s’adresse à un public juif, mais un Dieu inconnu. Les athéniens connaissaient fort bien, la divinité du judaïsme, si Paul avait voulu prêché ce dieu-là il aurait pu s’en réclamer avec avantage. Mais il ne le fait pas parce que ce n’est pas ce dieu-là qu’il prêche.
La christologie de l’école johannique est absolue : « Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu, et quiconque aime celui qui l’a engendré aime aussi celui qui est né de lui » (I Jean 5 : 1).
C’est le Christ l’émissaire de Dieu, pas les autres qui sont, comme elle le fait dire par la bouche du Christ, « des voleurs et des brigands » (Jean 10 : 8).
Pour revenir à la Parole faite chair du prologue de l’évangile de Jean, cela signifie inversement que la « chair » du Christ, c’est-à-dire ce qui constitue le Christ, est fait de Parole. Autrement dit, le Christ est une parole sur Dieu.
Là se trouve la clé qui ouvre notre compréhension au sens véritable de l’enseignement johannique. Le corps, la chair, le sang de Jésus c’est le logos de Dieu, c’est-à-dire un raisonnement sur Dieu. Autrement dit le Christ est un discours imagé sur Dieu. En d’autre terme le Christ est ce que les modernes appellent un personnage conceptuel.
Le Christ est fondé, constitué de Parole, il est la représentation visible de la Parole. Tout en lui est Parole parlante, autant dans son corps apparent que dans ses actes ou ses dires.
C’est donc à juste titre que le Christ appelle ses auditeurs à se nourrir de lui, parce qu’il est la Parole, ce pain spirituel, qui donne des forces à l’homme privé, jusqu’ici, de la vraie nourriture capable de le faire vivre. N’est-il pas écrit que « L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Matthieu 4 : 4) ?
En résumé, Jean a parfaitement condensé dans un seul verset ce qu’est le Christ : « Dieu a envoyé son fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui » (I Jean 4 : 9).
Dans sa seconde épître, le rédacteur écrit : « dans le monde sont entrés plusieurs séducteurs, qui ne confessent pas Jésus-Christ venu dans la chair » (II Jean 1 : 7). Il aurait pu tout aussi bien ecrire « Jésus-Christ venu dans le monde », comme le dit un passage de l’évangile de Jean : « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde » (Jean 16 : 28).
Mais s’il précise « dans la chair », c’est parce qu’il sait que l’envoyé du Père est venu réellement au cœur même du drame des hommes, c’est à dire la chair, pour les en délivrer.
Est-il besoin de préciser que « venir dans la chair », n’implique pas d’être transformé en chair, comme venir dans le monde n’implique pas d’être transformé en globe terrestre.
Il faut aussi comprendre pourquoi le Christ est ainsi incompatible avec la chair, mais là il faut revenir à Paul. Il écrit : « par ma chair, je suis esclave de la loi du péché » (Romains 7 : 25) ou « je suis charnel, vendu au péché » (Romains 7 : 14) et : « ce qui est bon n’habite pas en moi, c’est à dire dans ma chair » (Romains 7 : 18).
De manière générale, il dit : « les tendances de la chair sont ennemies de Dieu, parce que la chair ne se soumet pas à la loi de Dieu, elle en est même incapable » (Romains 8 : 7) et il explique pourquoi : « Car la chair a des désirs contraires à l’Esprit, et l’Esprit en a de contraires à la chair ; ils sont opposés l’un à l’autre » (Galates 5 : 17).
Si comme nous pouvons le lire, la chair est le siège du péché, s’il n’y a rien de bon en elle, si l’homme fait de chair est esclave du péché, parce que la chair est par nature incapable de ne point commettre le péché, et si de ce fait, la chair est ennemie de Dieu parce que celle-ci est inconciliable avec l’Esprit, comment en est-on venu à un tel renversement de l’Évangile en faisant croire à une prétendue incarnation de Dieu dans la chair avec le Christ ?
Dans cette hypothèse, si Dieu s’était fait vraiment homme en Christ, Jésus, fait réellement de chair, aurait dû commettre le péché, puisque la chair et le péché sont indissociablement liés.
Or le Christ dans l’évangile de Jean déclare : « Qui de vous me convaincra de péché ? » (Jean 8 : 46) et de même l’épître de Pierre rapporte que le Christ : « n’a pas commis de péché » (I Pierre 2 : 22).
Si le Christ est indemne du péché ce n’est pas par je ne sais qu’elle invention d’une immaculée conception de la vierge, mais tout simplement parce que le Christ ne relève pas de la chair. Il n’est pas un homme, mais « l’image du dieu invisible » (Colossiens 1 : 15) pour reprendre encore une fois le propos de Paul. Et ceci se complète très bien avec ce que Paul écrit encore, quand il dit que Dieu : « en envoyant contre le péché son propre fils dans une sorte de chair de péché a condamné le péché dans la chair » (Romains 8 : 3), puisque comme il est exact de l’entendre, c’est l’aspect de la chair du Christ qui fut semblable, non la chair elle-même.
Ensuite, si Dieu a « condamné le péché dans la chair », en envoyant son Fils, cela signifie inversement que Dieu n’a pas sanctifié la chair, ce qui se serait indéniablement produit, si son fils avait été incarné.
On peut aussi se demander quel sens peut bien avoir le dogme judéo-chrétien qui nous rebat les oreilles sur le fait que le Christ, en s’incarnant, aurait pleinement, totalement, assumé la nature humaine, tout en maintenant que le Christ n’a pourtant pas péché ?!?
On n’a rien assumé quand on n’a pas tout assumé. Le dogme incarnationiste est une parodie creuse.
Pour finir, puisque nous avons commencé par l’évangile de Jean, terminons avec une ultime référence à lui. L’évangile de Jean rapporte que le Christ déclara à ses disciples juste avant qu’il fut mis à mort : « le prince du monde vient. Il n’a rien en moi » (Jean 14 : 30).
Par quoi le diable est-il dessaisi de son empire sur le Christ, si ce n’est que le Christ ne fut pas un être de chair ? Si le Christ avait eu un corps de chair, le diable aurait-il trouvé quelque chose de lui en Christ ?
« celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que je fais ; et il en fera même de plus grandes » (Jean 14 : 12). Pourquoi donc, ceux qui agiront selon l’exemple du Christ, feront-ils des œuvres plus grandes que lui, si ce n’est parce qu’ils les accompliront avec leur corps de chair ? Chose que n’a pas faite le Christ.