Un été 1243
Ce 14 juin (1), au lever du jour, le Parfait Bertran Marti aurait bien voulu admirer une fois encore le premier rayon du soleil pénétrant par les archères de la forteresse de Montségur.
Au cours des années précédentes, de nombreux parfaits avaient maintes fois pu contempler ce spectacle grandiose qui leur était réservé, eux seuls pouvant apprécier la portée du symbole. Car il y avait bien un message symbolique dans ce phénomène.
Montségur n’avait certes pas été édifié pour servir de temple solaire. Cependant, quand l’Eglise cathare décida, en 1206 au concile de Mirepoix, de financer la restauration du vieux castrum de montagne du seigneur de Péreille, il fût décidé deux choses essentielles :
En premier lieu, pas question de rebâtir à l’identique le vieux château ; les cathares et les petits seigneurs se sentaient à ce point menacés qu’il devenait crucial que Montségur, sur son nid d’aigle, fût édifié en véritable château fort, de sorte qu’il puisse servir de refuge à tous les futurs bannis des comtés de Toulouse et de Carcassonne. Dominique de Guzman n’avait-il pas promis le bâton à ceux qu’il avait désespérément essayé de convertir? De fait, plus les travaux avançaient plus la menace se faisait précise.
En revanche, les cathares résolument non violents ne pouvaient pas donner leur aval à la construction d’une forteresse guerrière comme n’importe quel seigneur avide de puissance aurait pu le faire. L’argent de l’Eglise ne pouvait pas servir uniquement à cette entreprise. Il fallait bâtir un lieu où l’Esprit Saint aurait droit de cité. L’édifice serait donc construit à la condition que, une fois l’an, un phénomène puisse rappeler aux parfaits la supériorité du Dieu Bon sur la matière.
La situation géographique du lieu ne permettait pas beaucoup de possibilités mais les parfaits et les architectes eurent finalement une idée géniale. Les archères seraient bâties de telle sorte qu’au solstice d’été, le soleil, symbole de Lumière, traverse de part en part cette merveille de technologie militaire, représentation du Mal et de la matière, comme la lance de St Georges terrassant le dragon. Il se trouve que cette image était fortement représentée au XIIIème siècle et qu’elle était sensée symboliser la victoire de la Foi sur le Mal. En substituant discrètement la lumière du soleil, générateur de toute vie à l’image du saint en armes, les cathares montraient une fois encore leur supériorité au niveau spirituel sur l’Eglise catholique plus prompte à brandir le glaive qu’à prêcher la bonne parole.
Ce matin du 14 juin 1243 Bertran ressent une sorte de malaise qui opprime sa poitrine en même temps qu’une brume épaisse envahit de moiteur les montagnes alentours. Le jour est déjà levé mais les nuages masquent le soleil et le phénomène n’a pas eu lieu. Serait-ce un mauvais présage? Bertran n’a nul besoin de ce signe du destin pour s’en persuader, il lui suffit de baisser les yeux et d’embrasser d’un regard circulaire les vallées avoisinantes. Mêlées à la brume qui flotte en contrebas, les fumées des feux de camps disséminés tout autour du pog attestent de la présence de quelque six mille hommes d’armes venus assiéger Montségur pour « décapiter l’hydre ».
Le vieil homme redescend péniblement les marches du donjon pour aller se recueillir auprès des croyants qui demeurent dans des maisons rudimentaires à l’extérieur de la citadelle seulement protégées par les légères murailles du castrum d’origine.
Il doit maintenant affronter la dure réalité. Il devine assurément que le siège décidé par le roi de France sera nettement plus soutenu que celui entrepris pour la forme par le comte de Toulouse l’année dernière. La forteresse devrait résister à cette longue épreuve puisqu’elle a été conçue à cette fin mais une trahison est toujours possible. Il faut donc s’attendre au pire et, comme le lui a suggéré son Ancien, Guilhabert de Castres, avant sa mort il y a trois ans, c’est à lui désormais qu’incombe la mission de préserver par tous les moyens les trésors pécuniaire et spirituel de l’Eglise des Bons Hommes.
(1) Si l’on considère qu’il a fallu rajouter 10 jours au calendrier julien, révisé pour la dernière fois en 325, pour que l’équinoxe de printemps de l’année 1582 tombe à nouveau un 21 mars, une simple règle de trois suffit à montrer que le jour du solstice de l’été 1243 n’était pas le 21 juin mais bien 7 jours avant. Tout comme le jour de l’équinoxe de printemps 1244 devait tomber le 15 mars! Mais de là à imaginer une relation quelconque avec le délai demandé et accordé pour la reddition du château qui de toute évidence fût construit 50 ans après!!…