Un Bayard peut en cacher un autre

Tous les manuels d’histoire relatent avec force détails le courage légendaire du chevalier Bayard (1476-1524) qui cristallise sur sa personne les vertus chevaleresques de l’honneur médiéval.

Pourtant, dans notre Sabarthez, deux siècles auparavant, a vécu un Guillaume Bayard qui n’était pas chevalier, encore moins sans reproche (voire !) et s’il a été sans peur bien longtemps, a dû connaître d’affreux moments d’angoisse sur la fin de sa vie !

Nous sommes donc à Tarascon-sur-Ariège, en ce jour de l’année 1305, dans le château de Messire Guillaume Bayard, où se trouvent réunis presque tous les notables de la ville et des environs.

L’heure est grave, tous ces personnages, nobles, damoiseaux, clercs, marchands, leurs épouses et leurs proches sont fortement impliqués dans l’hérésie cathare que les frères Authié ont fait ressurgir depuis 5 ou 6 ans.

La réunion qui se tient au château de Guillaume Bayard doit donc gérer une situation de crise. On vient d’apprendre que Jacques Authié et avec lui, deux autres Parfaits, ont été arrêtés et conduits au Mur de Carcassonne. Il s’agit de faire vite : les Parfaits font vœu de ne jamais mentir et même s’ils se réfugient dans une certaine casuistique pour éluder les questions, sous la torture ils ne peuvent guère résister. Pas de temps à perdre !

Jusqu’alors, les Parfaits cheminaient par deux dans tout le Sabarthez sans être trop inquiétés pour accomplir leur mission apostolique. Tous les petits châtelains, Guillaume Bayard en tête, mais aussi les Barra d’Ax, et jusqu’au comte de Foix lui même, étaient entièrement acquis à leur cause. Il faut dire que les sujets du comte de Foix étaient farouchement opposés à l’hégémonie de l’Eglise de Rome et avaient toujours défendu avec la plus grande vaillance leur indépendance. Les comtes de Foix qui se sont succédé tout au long du siècle dernier ont pris les armes à maintes reprises pour que ce petit territoire montagneux reste sous leur contrôle. Ils ont pu compter sur la fidélité et la bravoure de leurs vassaux ainsi que de l’ensemble du peuple qui, justement parce qu’il possédait peu, mettait tant d’acharnement à vouloir le conserver. Alors que les armées de Simon de Montfort ravageaient le Languedoc et la région toulousaine, le comté de Foix résistait à l’envahisseur! Même si Montfort a pu s’emparer du château de Foix et capturer le comte, sa victoire fut de courte durée et son frère Guy a perdu la vie à la bataille de Varilhes en 1229. Bien plus, il semble qu’aucun croisé n’ait réussi à franchir les portes des vallées qui ferment le Sabarthez après Tarascon. Même le roi de France en personne rebroussa chemin après avoir assiégé le Château de Quié, en face de Tarascon, voyant qu’il ne pourrait longtemps tenir la place. Tous ces faits d’armes galvanisaient les rudes habitants de ces vallées profondes, leur donnant le sentiment que rien de fâcheux ne pouvait leur arriver. Après la chute de Montségur le pays est devenu le havre de beaucoup de seigneurs “faidits”, c’est à dire dépossédés de leurs biens par les croisés français mais bien souvent ils ont impliqué leurs familles d’accueil dans leur désir de revanche. Avec ses grottes et ses vallées d’altitude, le pays est devenu aussi terre d’asile pour les derniers Bonhommes qui avaient échappé aux bûchers et qui n’avaient pas fui en Lombardie ou en Catalogne. Oui, le Sabarthez était bouillant et insoumis et les inquisiteurs se gardaient bien de venir faire de la provocation! Ne pouvant compter sur l’appui du pouvoir en place, ils attendaient patiemment leur heure.

De fait, dès cette année, l’Inquisiteur Geoffroi d’Ablis qui opère dans le Carcassès a entre les mains des documents compromettants sur la plupart des seigneurs du comté de Foix et, depuis la mort du comte Roger Bernard, il y a maintenant 3 ans, il commence à se montrer de plus en plus pressant auprès des châtelains et des bayles du comté.

Guillaume a déjà eu quelquefois à intervenir personnellement pour éviter la capture d’un Bonhomme ou la condamnation d’un de ses sujets accusé d’hérésie. Mais le danger se rapproche et l’arrestation des trois Parfaits risque d’avoir des conséquences effroyables pour tout le pays. Il décide donc de contacter un excellent ami à lui, Guillaume Garric, avocat et professeur de droit à Carcassonne, lequel va devoir se débrouiller pour assurer l’évasion et la cache des captifs.

Guillaume définit ensuite les responsabilités de chacun et surtout ce qu’il faudra avouer aux inquisiteurs en cas d’arrestation. Beaucoup de personnes présentes sont sous la menace de citations à comparaître devant les tribunaux de Carcassonne et se demandent quelle conduite tenir.

“Les aveux doivent être cohérents, et si possible mouiller seulement des personnes convaincues d’hérésie et mortes depuis longtemps! On peut aussi accuser un bon catholique qu’on soupçonne de s’être livré à la délation, à condition que le récit soit convaincant” affirme Guillaume.

“Mais comment résister à la torture?” s’exclame Raymond Sutra qui, en tant que forgeron, sait la souffrance que procurent des brûlures au fer rouge.

Guillaume se veut rassurant :”la torture n’est pas systématique, elle est réservée à ceux qui refusent obstinément de parler, c’est pourquoi vous devez parler même pour ne rien dire, abondez de détails sans importance mais ne dites jamais que vous avez vu des Bonhommes, encore moins que vous leur avez parlé! il faut essayer d’abuser l’inquisiteur en l’inondant de termes propres au langage du pays, en mélangeant les noms de famille ainsi que les noms de lieux, en évitant de raconter des faits trop récents parce que trop faciles à recouper. Bien entendu il faut nier toute participation quelconque à un rite cathare du genre consolamentum ou adoration.”

Guillaume fait en outre le serment de tout mettre en œuvre pour tirer chacun d’affaire en cas de condamnation. Il rappelle qu’il est juge du Sabarthez, châtelain de Tarascon, familier du comte, chef de la sécurité du comté et que rien ne se décide sans passer par lui. Par ailleurs, lui et sa famille alliée aux Jourdain de Rabat, aux châtelains de Niaux, de Miglos et de Châteauverdun sont des gens fortunés et quelques pièces distribuées à bon escient peuvent enrayer bien des procédures. Il souligne qu’il est toujours en très bons termes avec la famille du comte de Foix dont le père Roger Bernard III a été “hérétiqué” en sa présence et dans la tour même où se tient cette réunion.

Pourtant, en prononçant ces mots, il essaie de se rassurer lui même car il sait fort bien que les temps ont changé et que, même dans son fief, sa bonne étoile commence à pâlir.

Alors que chacun s’apprête à prendre congé, l’on frappe à la porte à coups redoublés. Comme pour démentir les propos lénifiants de Guillaume, voici que Raymond Jougla survient sur l’ordre pressant d’Alamande de Sos lui signifier que les sergents du comte de Foix veulent entrer dans sa maison. Elle n’a pas ouvert car Guillaume Authié le Parfait est chez elle !

Guillaume demande à Raymond la raison de l’intrusion des sergents chez Alamande. « C’est soi-disant pour récupérer une cartère (instrument de mesure) qui serait fausse et qui appartiendrait à Arnaud de Suc ! ». Guillaume, qui a le droit de basse et de haute justice, comprend qu’il s’agit d’un prétexte pour s’introduire dans la maison de la veuve d’Arnaud de Sos et ainsi capturer le Parfait. Comment a-t-on pu savoir que Guillaume Authié se trouvait à Tarascon ? Son neveu Jacques serait-il déjà passé aux aveux ? Impossible ! En agissant immédiatement, on peut court-circuiter les intentions des sergents qui doivent être aux ordres des inquisiteurs. Il dépêche aussitôt Bernard de Villar, lui aussi sergent du comte et tous deux accourent chez Alamande et font en sorte que lui et tous les gens d’armes entrent chez elle par une porte afin que Guillaume Authié puisse sortir par l’autre et aller se réfugier dans une maison voisine.

Ainsi le pire est évité mais pour combien de temps ! Guillaume revient chez lui, le pas lourd et le visage grave. Cet incident se termine bien grâce à sa présence d’esprit, à ses relations et à sa bourse bien garnie car les sergents d’armes ont bien voulu fermer les yeux moyennant quelques pintes de bon vin et quelques espèces sonnantes mais une telle situation risque de se renouveler de plus en plus fréquemment et les Parfaits, songe-t-il, ne vont plus connaître le repos. Que va devenir l’Eglise des Bons Chrétiens face au déferlement de haine qui ne va pas tarder à s’abattre sur le Sabarthez ? L’histoire récente et effroyable des bûchers allumés dans tout le Languedoc jusqu’à la chute de Montségur en 1244 lui revient en mémoire. Ainsi son comté de Foix, épargné jusqu’ici, un peu grâce à lui, des tourments et des persécutions, va finalement subir le même sort que les comtés de Toulouse, d’Albi ou de Carcassonne ? Guillaume n’est pas homme à se résigner facilement ; ce moment d’abattement passé, il se ressaisit et se promet de faire tout son possible pour venir en aide aux Bonhommes et leur assurer protection, vivre et couvert chaque fois que ce sera nécessaire, dut-il le payer de sa vie.

Car Guillaume a pleinement conscience que cette année est une année charnière pour l’histoire de son Eglise Cathare. Les événements qui ont lieu depuis quelques mois dans le monde ne laisse présager rien de bon. Pourtant jusqu’à ces temps derniers, beaucoup de choses tournaient en sa faveur : il y avait d’abord et surtout l’Eglise de Rome qui, depuis une dizaine d’années, se voyait sapée de l’intérieur par les mouvements de certains Franciscains qui dénonçaient comme les cathares les débauches du clergé et voulaient retourner à l’humilité et la pauvreté des premiers chrétiens. On les appelait les Spirituels puis les Fraticelli. Ils avaient réussi à faire prévaloir leurs idées à tel point qu’un pape Célestin V, vieil ermite de près de 80 ans mais qui avait leur sympathie, avait accédé en 1294 au siège pontifical. Hélas, six mois plus tard le vieil ermite fut contraint d’abdiquer et fut remplacé par un noble italien, Boniface VIII, qui s’empressa de pourchasser les Spirituels comme hérétiques!

Par ailleurs le roi de France Philippe le Bel était toujours en butte avec la Papauté. Après avoir été excommunié pour la deuxième fois, il avait envoyé à Agnani son homme de main Guillaume de Nogaret pour signifier à Boniface qui du Pape ou du roi de France devait s’occuper des affaires du pays. Or Guillaume de Nogaret, né à Saint Félix de Caraman, dans le Lauragais cathare qui avait vu en 1167 la constitution de l’Eglise Cathare en quatre évêchés, était lui même de descendance hérétique et a trouvé dans son entrevue d’Agnani un motif personnel de vengeance contre le représentant de cette Eglise qui avait jadis persécuté sa famille. Le vieux Pape s’est donc fait insulter et souffleter et l’on dit qu’il aurait pu y laisser la vie si Guillaume de Nogaret ne s’était interposé! Il meurt en tout cas un mois plus tard en octobre 1303. Après l’intermède Benoît XI, le Pape actuel, Clément V, ne semble pas de taille à s’opposer ouvertement à Philippe le Bel.

Dans le Midi aussi les choses ne se présentaient pas trop mal! Les Spirituels dénonçaient les exactions des inquisiteurs et leur représentant, Bernard Délicieux, faisait vider les prisons de Carcassonne et demandaient la révision des procès d’inquisition. Guillaume Garric, l’ami de Guillaume Bayard et les consuls de Carcassonne avaient sollicité l’intervention du Roi pour que les inquisiteurs cessent de se croire tout permis. Enfin l’évêque de Béziers, Béranger Frédols, très lié avec Bernard Délicieux et le courant des Spirituels, commençait à avoir une influence énorme dans la partie diplomatique qui se jouait entre le Pape et Philippe le Bel.

Dans le comté de Foix enfin, l’évêque de Pamiers, Bernard Saisset, qui avait eu maille à partir avec le comte Roger Bernard avait fait un séjour dans les prisons royales et bien sûr tous les malheurs qui survenaient à l’Eglise de Rome redonnaient le sourire aux “bons chrétiens”.

Or depuis déjà l’an dernier, Guillaume, pressent que les événements prennent une autre tournure. Il commence à voir clair dans la politique du Roi de France. L’unique motivation de ce dernier est d’affaiblir la puissance de l’Eglise pour affirmer celle de la Couronne et cela passe par la mainmise sur les institutions juridiques ou militaires que Rome tient sous sa coupe : l’Inquisition et les Templiers. Cette machine à broyer la liberté d’expression qu’est l’inquisition va donc se soumettre au pouvoir royal et ainsi continuer de plus belle, pour le seul profit de Philippe le Bel, à condamner et persécuter tous ceux qui pensent différemment.

Guillaume a aussi le sentiment que Guillaume de Nogaret, même avec des ancêtres hérétiques, semble jouer sa carte personnelle et a dû pas mal se compromettre pour se retrouver à un rang aussi élevé malgré ses antécédents. Il est à souhaiter que Béranger Frédols ne cède pas lui aussi aux délices du pouvoir! Le sort du comté de Foix et des comtés “occitans” est entre les mains de ces deux “occitans- là” et Guillaume nourrit quelque pessimisme à leur sujet!

A Carcassonne, les consuls, dépités par l’attitude du Roi de France qui, au lieu de leur donner raison en supprimant l’inquisition n’a fait que la retourner à son seul profit, envisagent de se placer sous la suzeraineté de l’Infant d’Espagne! Guillaume a pourtant démontré à Guillaume Garric que cette entreprise était suicidaire! Si le complot est éventé, le roi en prendra acte pour faire déferler “ses” inquisiteurs dans tout le pays et anéantir les franciscains spirituels, les hérétiques de tous bords et d’une manière générale tous ceux qui peuvent entraver sa volonté de domination! Avec le Pape à sa merci et l’inquisition à sa botte, il n’a désormais plus besoin d’intervenir militairement, toute velléité de rébellion, qu’elle soit politique ou religieuse, sera immédiatement étouffée dans l’oeuf!

Voilà qui explique, se dit Guillaume, pourquoi l’inquisiteur de Carcassonne Geoffroi d’Ablis pense, à juste titre, avoir les coudées plus franches pour pousser ses investigations dans le Carcassès, dans le Razès et enfin dans le Sabarthez profitant de la passivité du comte Gaston.

Depuis ce jour de l’an 1305, Messire Bayard, notaire, châtelain de Tarascon, juge mage du Sabarthez, est en proie à d’horribles cauchemars.

On ignore si Guillaume Bayard a connu le destin tragique de ses amis et de ses proches qui, pour la plupart, ont été lourdement condamnés. Il ne s’est jamais caché, en revanche, à l’époque où il était riche et puissant, pour affirmer que c’était le diable qui avait créé le monde visible et que c’était lui, le diable qui parlait quand il disait dans l’Ancien Testament « je me repens d’avoir fait l’homme » (Gen 6,6). De telles paroles prononcées en public peuvent laisser augurer pour lui un funeste destin.

En tout cas, il dut comparaître devant l’Inquisiteur vers 1308 puisqu’à partir de cette année là, il n’est plus que simple notaire, son titre de châtelain de Tarascon ayant dû échoir à un notable plus catholique. Il faut souligner que l’année 1308 a dû être terrible pour les cathares du Sabarthez car même si n’est relatée en détails que l’expédition armée menée contre les habitants de Montaillou, il apparaît que toutes les dépositions faites auprès de G. d’Ablis datent de cette époque, ce qui suffit à démontrer à la fois l’ampleur de l’hérésie dans la région et l’importance des moyens mis en oeuvre pour la combattre . Or si en cette année 1308, l’inquisition devient beaucoup plus féroce, c’est que l’opportunité de régler le sort des derniers cathares vient de se présenter ; Le comte de Foix, Gaston 1er, pour récupérer le Béarn et faire lever son excommunication a dû faire le serment solennel de pourchasser les hérétiques. Dès lors, les inquisiteurs demandent l’appui des gens d’armes du comte pour poursuivre les Bons Hommes et leurs Croyants. Gaston ne peut prendre le risque de se parjurer et la maréchaussée qui doit obéissance au comte ne peut ouvertement s’y opposer.

La peine infligée à Guillaume semble toutefois avoir été atténuée à la faveur de certaines relations puisque, après s’être fait oublié quelque temps en Espagne, il est à nouveau cité à comparaître à Carcassonne vers 1316. Il prend pour défenseur l’avocat Guillaume Garric, impliqué 3 ans plus tard dans le procès de Bernard Délicieux et condamné au bannissement. Il ne faisait pas bon en ce temps là, défendre les soupçonnés d’hérésie !

L’histoire de Guillaume Bayard nous est connue grâce à (ou à cause de) la déposition devant Jacques Fournier de son principal délateur, un certain Arnaud de Bédeilhac qui était de la suite de Jourdain de Rabat, le gendre de Guillaume. Bien que cet Arnaud « charge » au maximum Guillaume, lui prêtant des moeurs dissolues, l’accusant de subornation de témoins, d’abus de confiance et bien sûr de tenir des propos hautement hérétiques, il ne réussit pas à le rendre antipathique tant il est évident que c’est par crainte du châtiment pour lui même que le délateur est aussi prolixe. En effet, au moment de sa “confession” enregistrée le 12 janvier 1324, Arnaud craint plus pour sa vie que pour celle de Guillaume car, contrairement à nous, lui sait où ce dernier se trouve! (sûrement pas mort puisqu’il ne dit jamais “feu Guillaume” mais peut être évanoui dans la nature ou plus vraisemblablement au Mur strict avec les fers aux chevilles!) Dans sa déposition, ledit Arnaud, “fortement soupçonné d’hérésie,” laisse toutefois échapper qu’il a passé cinq ans « aux crochets » de Guillaume, discutant avec lui d’égal à égal malgré son peu de fortune (merci le “paratge” occitan!) mangeant à sa table et couchant souvent avec lui dans son propre lit ! (une vieille loi de l’hospitalité aujourd’hui disparue !!).