Bénissez et pardonnez (la signification)
L’évangile dit de Jean, nous montre le Christ déclarer : « Dieu est esprit et ceux qui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité » (Jean 4 : 24). Cette adoration de Dieu annoncée par le Christ, s’oppose dans le texte évangélique aux hauts lieux des cultes juif et samaritain, c’est-à-dire aux sacrifices qui se faisaient au temple de Jérusalem ou au mont Garizim.
Ce passage évangélique témoigne, que les tout premiers chrétiens se sont affranchis des liens ethniques et de leurs traditions cultuelles. Il atteste également la séparation historique du culte chrétien avec celui du judaïsme.
Le christianisme instaure un culte nouveau. Mais quel est donc ce nouveau culte annoncé par le Christ ?
Tout d’abord, il faut revoir le mot clé de l’annonce johannique, le mot “adorer” de nos traductions. Ce mot est l’accolade de deux mots latins, ad qui veut dire devant et orare qui veut dire prier. Adorer veut donc dire littéralement « prier devant ». Ce mot nous renvoie aux dévotions dues à une divinité, autrement dit au culte rendu à un dieu.
Dans l’antiquité, mais encore de nos jours, quels que soient ces cultes, ils consistent toujours à pratiquer des rites, des hymnes et des prières, devant l’idole de la divinité dans un lieu sacré, un temple. Que l’on soit Égyptien, Grec ou Romain, Hébreux ou Perse, Aztèque même, il s’agit essentiellement de sacrifier à la divinité par l’intermédiaire d’un prêtre et de consommer ce sacrifice, fût-il humain.
Cette permanence de la pensée religieuse, on la retrouve dans la religion judéo-chrétienne. Toutes confessions confondues, on s’assemble dans un temple, que l’on nomme église, pour célébrer un dieu par une série de rites, d’hymnes et de prières. Là, un prêtre officie le saint sacrifice sur l’autel placé devant l’idole de la divinité, la croix et son crucifié, et les fidèles consomment le corps et le sang du seigneur.
Tout y est, comme dans les autres religions précédemment évoquées, mais était-ce bien cela que Jésus appelait de ses vœux ?
Quand les évangiles nous donnent à voir que le Christ faisait échapper du temple les animaux destinés aux sacrifices et que dans l’évangile de Jean, le Christ oppose les anciens cultes à celui en esprit et en vérité ; ne faut-il pas y voir au contraire une dénonciation et le renversement de cette permanence cultuelle ?
Mais revenons à notre mot “adorer” qui omet un sens contenu dans le mot grec. En effet, l’évangile de Jean, rédigé originellement en grec, emploie le verbe proskunein.
Comme le mot latin, il est un composé de deux mots : προσ (pros) qui veut dire devant et κυνεῖν (kunein) qui veut dire embrasser, vénérer ou adorer. Le verbe grec renvoie très précisément à l’acte de déférence qui consistait à se prosterner devant une divinité ou une personne et qui, dans ce dernier cas, était accompagné d’un baiser. Voilà le sens omis par le latin, le geste de profonde affection qui se finalisait par une embrassade. Il n’est pas une supplique adressée à un dieu, comme l’induit le mot latin.
La différence peut apparaitre fine mais elle est capitale. Le latin adoratio renvoie sèchement à la pratique cultuelle, ici symbolisée par la prière, et omet le sentiment affectif, le lien d’amour ou pour employer un mot plus évangélique, l’agapè.
Proskunein ne veut pas dire littéralement « prier devant» mais plus exactement se « prosterner devant» . Ce qui est sensiblement différent et nous verrons l’importance de ce véritable sens.
Si comme nous l’avons vu, la dévotion à un dieu consiste à lui rendre un culte, à le célébrer, le christianisme des origines ignore au contraire ce culte de la personnalité. En un mot cette idolâtrie.
En effet, les témoignages les plus anciens du christianisme nous le présentent comme une voie, ὁδός (odos) en grec, c’est-à-dire un cheminement, une manière de vivre. À l’origine, le christianisme ne consistait absolument pas à rendre un culte à une divinité, c’est-à-dire à célébrer un dieu par les artifices des offices, des cérémonies et l’administration de sacrements à caractère quasi magique, surtout, il n’y avait pas de rite sacrificiel.
Quand le Christ envoie en mission ses disciples deux par deux, ce n’est pas pour instaurer une nouvelle forme de célébration mais pour « prêcher le royaume de Dieu et guérir » (Luc 9 : 2).
Le christianisme est extrêmement concret même si ses expressions sont très souvent métaphoriques. Ainsi, le « royaume de Dieu », ne désigne pas un paradis qui serait accessible après la mort, mais une réalité spirituelle qui s’oppose à la logique de ce monde.
Quant au mot guérison, il ne doit pas être pris au pied de la lettre. Il ne s’agit pas de guérisons des corps. Les chrétiens ne prétendent pas soigner les corps, ils laissent cela aux médecins. Les chrétiens sont en réalité les thérapeutes de l’âme, des âmes rendues malades par ce monde de violence qui fait mal. Ils sont des éveilleurs [1] de l’Esprit.
Il faut bien savoir que le public auquel s’adressaient les évangiles, considérait que les maladies corporelles étaient le fruit du péché, c’est-à-dire d’une corruption de l’âme. En conséquence, quand les évangiles montrent Jésus opérer des guérisons, c’est en réalité la guérison de l’âme qu’ils veulent attester. Les cathares médiévaux le savaient pertinemment et ils étaient aux antipodes des croyances superstitieuses de leurs contemporains. Fidèles à la véritable tradition apostolique, ils prêchaient que « le Christ et son Église n’ont jamais fait de miracles matériels. Ceux dont on lit le récit dans le Nouveau Testament on été fait spirituellement ». [2]
Il nous faut insister, le christianisme n’est pas une religion à but cultuel, c’est-à-dire ayant pour vocation de célébrer un dieu par les artifices des offices et la pompe des cérémonies.
Quand on observe les premiers écrits apostoliques, ceux de Paul tout particulièrement, il n’y a pas trace d’un culte quelconque. Il n’existe que des rites communautaires qui rassemblent la communauté, parce que le christianisme est une manière de vivre et de vivre en société fraternelle.
Par exemple, la cène, c’est-à-dire le repas du soir en latin, qui consiste à partager le pain et le vin en mémoire du Christ, qui est tout entier la parole du Père, n’est pas du tout une cérémonie sacrificielle, comme le judéo-christianisme l’inventera par la suite et qu’il nomme aujourd’hui par pruderie, eucharistie. La cène, ce partage du pain et du vin, est tout simplement un repas communautaire qui rassemble toute la communauté croyante et communauté qui se rassemble autour du pain de la parole christique, c’est-à-dire de l’Évangile.
Ce christianisme des origines ignore complètement les bâtiments religieux, on vit et on se rassemble dans une simple maison. Le christianisme est un christianisme des maisons et non des églises. Les maisons sont des lieux de vie authentique, les églises des lieux de cérémonies factices. L’Église n’est pas l’église. Le traité cathare médiéval de la Sainte Église, le rappelle avec force : « L’Église n’est faite ni de pierre, ni de bois, ni de toutes autres choses faites de main d’homme […] car cette Église est la réunion des fidèles et des saints hommes en laquelle Christ demeure et demeurera jusqu’à la fin des siècles ». [3] On ne peut être plus clair.
Quand, dans les évangiles, le Christ envoie ses disciples, il leur recommande : « ne prenez rien pour la voie, [4] ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent et n’ayez pas deux tuniques » (Luc 9 : 3). Alors à plus forte raison est-il recommandable de ne pas s’alourdir de grands bâtiments de pierres. Le christianisme est Esprit, et il ne se manifeste pas dans les œuvres mortes de la matière mais dans celles vivantes de l’Esprit, portées par les bons hommes. Aucun assemblage de pierre, aussi merveilleux soit-il, ne peut rendre gloire à Dieu, il ne peut que l’offenser.
Il est en effet mensonger de prétendre rendre gloire à Dieu en élevant des édifices pour y faire des salamalecs, comme n’ont cessé de le faire les hommes depuis des millénaires. Ils ont eu beau prier leurs dieux, les supplier, les adorer et leur sacrifier tout ce qu’ils avaient de plus précieux, pour obtenir en retour quelques grâces de leur part ; ces dieux fantasmatiques n’ont pu donner d’autre réponse que celle donnée par le chaos du monde, avec ses relatifs heureux ou malheureux hasards.
Il faut cesser de se bercer d’illusion, le monde n’est pas mû par une sagesse et une providence divine, mais par une inconstance sans finalité, tout à fait aveugle, irraisonnée et dépourvue de toute bonté. C’est ce que nous appelons diable. Le monde est dur et impitoyable, il ignore la pitié ou la grâce. Il n’y a rien de divin en lui.
On invoque souvent la beauté du monde, mais le monde a la beauté de la plante carnivore qui séduit et entête sa proie afin de la dévorer. Le monde est aussi beau qu’un tigre, mais un tigre dévorant qui se repait de ses proies sanguinolentes. Un fauve complètement insensible à la douleur qu’il inflige. Dans le monde tout est prédation et violence. Même les plantes sont carnassières et se battent pour s’offrir une place au soleil, tout comme le règne animal dont les hommes font partie.
Les hommes se croient des êtres doués d’une liberté, d’un libre-arbitre comme le dit le judéo-christianisme. Pourtant, ils ne sont pas différents de la nature qui a forgé les plantes et les animaux. Les hommes doivent se battre et sont prêts à tout sacrifier pour leur survie, comme le dernier des animaux. Leurs actions ne sont pas plus libres que les mouvements des planètes. Les lois qui régissent le mouvement des planètes, régissent également les mouvements de l’homme. L’homme est entièrement déterminé par son environnement. Il est le produit de ce qu’il est, qu’il ne choisit pas, et ce dans quoi il est, c’est-à-dire le monde. De fait, « toutes les actions des hommes sont soumises à la nécessité la plus inflexible ».[5] Les hommes sont prisonniers d’un monde sans sens ni fin.
La beauté n’est pas un critère, c’est un voile qui masque la réalité, c’est une dangereuse illusion, le piège tendu par la nature. Il faut distinguer la beauté esthétique et la beauté intrinsèque. Ce qui est réellement beau est intrinsèquement bon. Sans bonté, il ne peut y avoir de beauté. La bonté est une beauté qui relève de l’Esprit seul, elle n’appartient pas au règne de la matière qui ignore la bonté.
L’annonce évangélique va à l’inverse de cette vielle tradition immémoriale de dévotion à une divinité qui serait supérieure à l’homme. Pour l’Évangile le divin n’est pas extérieur, mais intérieur à tous les hommes. Il y a égalité de nature. Il n’y a ni supériorité, ni infériorité. En conséquence, le rapport avec ce que les cathares appellent Dieu, n’est pas du tout celui des autres religions. Ce n’est pas un lien de soumission ou de dépendance à un dieu, juge et tout puissant, qu’il faut craindre ou honorer. Pour un cathare, les hommes ne portent pas une part divine en eux ; ils sont divins – non pas de façon réduite (comme une fraction d’un tout) mais de façon complète – car ils émanent du bon principe dont ils sont consubstantiels et qui constitue en eux, ce que l’on nomme Bonté. Leur constitution physique est donc le corps étranger. Ainsi, le salut ne peut provenir que de l’impulsion de cette divinité en tout homme. C’est pourquoi Paul exprime : « ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi » (Galates 2 : 20)
Il n’y a pas d’autre culte que celui d’ordonner sa manière de vivre dans la bonté. C’est cela vivre en justice et en vérité comme le disaient et le vivaient les cathares médiévaux. Mais remplaçons plutôt le mot justice, qui peut prêter à confusion, par le mot clé de l’Évangile, l’agapè, c’est-à-dire la bienveillance. Vivre dans la bienveillance et la vérité, telle devrait-être la devise des cathares contemporains.
Les parfaits cathares, comme les premiers chrétiens, ignoraient complètement la notion de culte à rendre à un dieu. Ils ne possédaient pas plus de lieux de culte que de culte. D’ailleurs, ils rappelaient aux catholiques que la messe était une de leurs inventions.
Les cathares, se contentaient simplement de prêcher dans les maisons et de partager le pain bénit au cours d’un repas tout à fait normal, mais toute leur vie de simplicité était une manifestation de l’Esprit Saint en eux.
Les hommes ont pour habitude de voir leur dieu dans la puissance, dans le grandiose et le merveilleux, pour ne pas dire le surnaturel. Mais pour un cathare, Dieu c’est précisément tout ce qui est méprisable et invisible aux yeux des hommes, c’est-à-dire ce qui est considéré comme faible ou insignifiant en ce monde comme l’humilité, la non-violence, la douceur, la bienveillance, la dépossession. Ce n’est pas par hasard, que dans les évangiles le Christ est l’archétype de ces valeurs. Ce Christ, humble parmi les humbles, insignifiant et méprisable trainé sur la croix, est en cela même « l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1 : 15). C’est pourquoi Paul disait, « nous prêchons Christ crucifié ; scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (I corinthiens 1 : 23).
En effet, le Père annoncé par le Christ, n’est pas un Zeus trônant en majesté et tenant dans ses mains les foudres de sa toute puissance. Le Dieu que révèle Christ c’est celui de l’esclave qui lave les pieds de ses disciples (Jean 13 : 1-15).
Les valeurs de Dieu, sont inverses aux valeurs du monde, Paul le dit très bien : « Dieu a choisi ce qu’il y a de vil dans ce monde et de méprisé, ce qui n’existe pas, pour abolir ce qui existe » (I Corinthiens 1 : 28).
Le cathare n’est plus animé par cette volonté de vivre qui anime tous les hommes. Cette volonté de vivre, qui est prête à tout sacrifier pour une vie de toute façon éphémère mais qui trouve un débouché dans la génération. L’homme cherche à se survivre dans sa descendance. Il se console de ne pas travailler en vain sous ce soleil, il peut transmettre le fruit de ses peines. Mais il ignore qu’il n’est en réalité qu’au service de l’espèce.
Dans la nature les individus ne comptent pas, seule compte l’espèce. En croyant défendre sa vie ou assurer celle de sa progéniture, l’homme agit conformément à ce que l’espèce attend de lui : la permanence et la croissance de l’espèce, caractéristique de toute vie. Mais l’individu peut souffrir et mourir, il ne compte pas. La nature n’en a cure.
Le cathare, lui, à l’image du Christ accepte de mourir en ce monde, d’être vaincu par le monde. Son triomphe est là, mais les hommes y voient une tragique défaite, un échec patent. Aveuglés par la logique du monde, les hommes considèrent que c’est ce qui persiste en ce monde qui est divin. Animé par la volonté de vivre, ils pensent que disparaitre du monde est une perte, alors que pour les vrais et bons chrétiens, c’est précisément l’inverse. Se maintenir dans le monde, y trôner en puissance, c’est être à l’image du diable et non de Dieu qui n’est point de ce monde (Jean 17 : 14).
La porte étroite annoncée et manifestée par le Christ, c’est le Golgotha. L’Église cathare en montant sur les bûchers, a manifesté sa victoire la plus éclatante. Comme le Christ « elle a vaincu le monde » (Jean 16 : 33). Elle n’a pas voulu assurer sa survie en ce monde par le mensonge et le meurtre. Elle a accepté d’être passante et bienveillante en ce monde, jusqu’au bout.
Quand un croyant s’engageait à devenir un parfait chrétien, on ne lui proposait pas une vie rose et merveilleuse, mais on lui annonçait les violences qu’il aurait à endurer de la part du monde. Refuser la violence, c’est automatiquement se mettre à la merci de la violence qui n’a point d’égards. Au contraire, tout signe de faiblesse est déclencheur de violences extrêmes. La rapacité se tourne toujours vers ce qu’elle considère comme faible. L’instinct prédateur de l’homme n’a pas de conscience, ses forces pulsionnelles sont sans frein.
Pour les cathares, le service de Dieu n’est pas celui qui est dévolu à la divinité, mais celui qui est donné aux hommes. Et il nous faut insister sur le mot « donné ».
Si pour les religions, il est commun de percevoir un salaire en échange de leur office, la fameuse dîme ou le denier de l’Église de la part de leurs fidèles, on ne trouve par contre nulle trace de cela chez les cathares. Les parfaits étaient totalement indépendants. Comme l’apôtre Paul qui cousait des tentes pour gagner son pain (Actes 18 : 3), [6] ils gagnaient leur pain par leur travail manuel afin de ne pas dépendre des croyants. L’impératif pour les parfaits de n’avoir aucune relation d’argent — pour ne pas dire — dans l’exercice de leur ministère chrétien, est exprimé par le Christ au moment de l’envoi des disciples en mission : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. » (Matthieu 10 : 8 )
Paul, confronté à de « faux apôtres, des ouvriers rusés, déguisés en apôtres du Christ » (II Corinthiens 11 : 13) qui entendaient toujours percevoir la dîme en échange de leur ministère, déclara sans ambages : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. » (II Thessaloniciens 3 : 10)
Le rapport qu’inspire l’Esprit entre les hommes n’est pas celui de l’échange, et encore moins du gain, mais du don. Le Christ l’exprime très bellement : « si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs, afin de recevoir la pareille. Mais aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien espérer. » (Luc 6 : 33-34)
Le christianisme est école de dépouillement et non de possession. L’indépendance pécuniaire du parfait est la garantie de la vérité qu’il professe. Une personne dépendante d’une autre, est toujours à la merci de cette dernière. Comme sa subsistance dépend d’elle, un lien pervers s’établit. Ainsi le fidèle devient un client à séduire, le gogo à contenter ou le pigeon à plumer, parce qu’il est le mouton dans lequel on taille son steak.
Il faut donner au payeur ce qu’on lui vend, il ne faut donc pas le heurter, mais répondre à ses attentes et le cajoler, et la vérité, toujours dure à dire et à entendre, s’évanouit comme rosée au soleil. De toute façon, la vérité n’est pas à vendre, ce n’est pas un commerce.
Les intérêts finissent toujours par prendre le pas sur la vérité, quelle que soit la belle et noble intention de départ. L’argent est un bacille malin qui corrompt tout ce qu’il touche.
C’est pourquoi, seule l’attitude de perfection qui n’attend rien et ne retire rien d’autrui, en assurant sa subsistance par ses propres moyens, est le sceau de l’authenticité de l’engagement du parfait cathare. Il ne ment ni ne trompe parce qu’il est dans une situation de non-dépendance. La vérité, il peut la dire parce qu’il la vit. La bonté aussi, qui est à la racine de cet engagement de vie.
Vivre dans la grâce et la bonté de l’Esprit Saint, c’est le refus de toute forme de trafic. On retrouve ce thème très fortement exprimé dans l’évangile de Jean, quand le Christ déclare à l’occasion du chamboulement du temple : « ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic ». (Jean 2 : 16) Cette maison dont parle le Christ, ce n’est pas le grand bâtiment de pierre consacré au commerce de l’abattage des animaux, censés expier les péchés des hommes. Non, l’évangile le dit en toute lettre, le Christ « parlait du temple de son corps » (Jean 2 : 21).
Ainsi donc, le corps du Christ est la véritable présence de Dieu, il est le temple de l’Esprit Saint. Mais entendons-nous bien, le corps du Christ n’est pas un prétendu corps de chair. Il est le corpus, de la parole du Père, c’est-à-dire l’Évangile. Le corps du Christ, c’est l’Évangile personnifié. Christ manifeste la bonté et la vérité de l’Esprit. Christ n’est pas une divinité à adorer ou à idolâtrer.
Pour reprendre la métaphore johannique, Christ est « le pain descendu du ciel » (Jean 6 : 41), dont les hommes doivent se nourrir, c’est-à-dire en vue de l’imiter. En clair, le Christ est le modèle, la marche à suivre. Comme le dit l’apôtre Paul, il est le « premier-né » (Romains 8 : 29). Il est celui qui ouvre le chemin. Dans l’évangile de Jean, le Christ le déclare lui-même, « je suis le chemin » (Jean 14 : 6).
La présence divine est dans ceux qui vivent selon l’Esprit, et non selon la chair. Paul le dit aux croyants de Rome : « ne vivez pas selon la chair, mais selon l’Esprit, si du moins l’Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu’un n’a pas l’Esprit de Christ, il ne lui appartient pas ». (Romains 8 : 9)
La présence de Dieu n’est pas à chercher dans un tabernacle dans le fond obscur des églises. Il n’est pas non plus au ciel, dans ce ciel vide et noir de l’univers. Dieu est absent dans le monde, les œuvres de ce monde l’attestent.
Dieu est présent dans ses Saints que Paul appelait plus précisément agioi, c’est-à-dire les parfaits que les cathares médiévaux appelaient Bons Chrétiens.
C’est ici que le texte johannique prend tout son sens, quand il recommande de se prosterner en esprit et en vérité. La présence de Dieu est dans les vrais et bons chrétiens, ils sont les porteurs de l’Esprit parce que leur engagement de vie l’atteste, malgré toutes les infirmités liées à la nature humaine. Comme le Christ, ils sont Fils de Dieu. En leur présence, on est en présence du Père, du Fils et du Saint Esprit. Les cathares d’ailleurs ne cessaient de le répéter dans leur liturgie, parce que telle est la vérité évangélique. Paul l’écrit en toutes lettres, « tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu » (Romains 8 : 14). À d’autres qui semblent ignorer qu’il faille se conserver saint, Paul leur dit « ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » (I Corinthiens 3 : 16, voir également 6 : 19).
L’adoration en esprit et en vérité de Dieu de nos traductions, c’est ce que les cathares appelaient en latin le melioramentum, c’est-à-dire la prosternation qui était suivi du baiser de paix. Ce geste liturgique contient tout le catharisme. Il en est la manifestation la plus parfaite. On pourrait le réduire à cela seul sans l’amoindrir d’un pouce.
Le melioramentum n’est pas seulement un rite liturgique, il est l’expression d’une foi profonde. Il est le seul geste véritablement sacré du catharisme. En se prosternant devant un vrai et bon chrétien, c’est devant Dieu que l’on s’incline, en esprit et en vérité. C’est un moment de recueillement et de foi intense, qui va au-delà des apparences. Ce n’est pas de la soumission, ni de la dévotion, et encore moins une convenance symbolique mécanique et machinale. C’est un moment ou l’Esprit se manifeste en chacune des personnes, car Dieu est là, présent, car cet échange c’est celui de l’amour qui est l’Esprit de Dieu. Deux frères en Esprit se reconnaissent fils d’un même Père, ils témoignent de l’amour qu’ils portent en eux et qu’ils reconnaissent en l’autre.
Le melioramentum, est un authentique exercice spirituel avant d’être une gymnastique physique. Le nom même donné par les cathares à ce geste liturgique, l’indique avec force. Il a pour racine le mot latin melior, qui veut dire meilleur, autrement dit le melioramentum c’est ce qui rend meilleur. Il bonifie l’âme.
Les cathares sont restés fidèles à la véritable tradition évangélique, l’adoration de Dieu n’est pas un culte qu’on lui dédie. Il est l’expression de l’amour que l’on porte devant celui qui porte Dieu en lui. Cet amour, n’est pas à sens unique, mais à double sens. S’incliner ou recevoir l’inclination appartient à un seul et même mouvement, celui de l’Esprit.
Cet amour manifesté par la prosternation et le baiser, relie les cathares entre eux. Il marque un rapport différent qui n’est plus celui des droits et des devoirs, du jugement et des commandements, de l’autorité et de l’obéissance. C’est un rapport non violent, sans intérêt ni mensonge, c’est un rapport d’amour véritable. Il inaugure ici et maintenant le royaume des cieux annoncé par un certain Jésus.
Notes :
[1] Éveiller (egeiro) en grec, est précisément un des deux termes grec évangéliques que nos traductions traduisent indifféremment par « résurrection ».
[2] Moneta de Cremone cité par Duvernoy dans, La religion des cathares, p 85. Privat.
[3] Manuscrit de Dublin, Écritures cathares, éd. du Rocher.
[4]] Traduction de l’auteur. Dans le texte grec, le mot employé est (odos) qui veut dire voie ou chemin. C’est ce mot là qui est utilisé pour parler de « la voie du Seigneur » (voir par exemple Actes 18 : 25). Par l’emploi de deux termes différents, la traduction française efface l’unité de ces deux liens.
[5] Arthur Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre.
[6] Dans la seconde épître aux Corinthiens, Paul témoigne de l’impératif évangélique : « Est-ce un péché de m’être abaissé pour vous hausser et de vous avoir annoncé gratuitement l’Évangile de Dieu ? J’ai dépouillé d’autres Églises et reçu d’elles un salaire, pour vous servir ; chez vous je me suis privé pour n’être à charge à personne et les frères venus de Macédoine ont pourvu à ce qui me manquait. Je me suis gardé en tout de vous être un fardeau et je m’en garderai ». (II Corinthiens 11 : 7-10).
Il ne faut pas se méprendre, quand Paul dit qu’il a reçu un salaire des autres Églises, il s’agit ici de la répartition des biens entre chrétiens. Entre chrétiens, le fruit du travail de chacun est mis en commun pour le bien de tous. Cette répartition, permet de suppléer à l’inégalité des ressources des uns et des autres afin de leur assurer le nécessaire pour vivre. C’est de la solidarité fraternelle. Ainsi, les frères de Macédoine ont pourvu à la faiblesse des ressources de Paul, mais en aucun cas il s’agit d’une rémunération donné par les croyants en échange du ministère de Paul. Paul nous dit précisément dans son texte, qu’il s’en garde grandement auprès des croyants de Corinthe qu’il catéchise.
On peut faire également un parallèle avec les cathares médiévaux, quand ceux-ci, traqués nuit et jours, ne pouvaient plus travailler normalement. Les parfaits, en dépit de leur système par répartition se trouvaient parfois dans la nécessité et c’était alors les croyants qui prenaient le relais de la solidarité ecclésiale. Ils suppléaient à leurs besoins par des dons. Mais cela reste une exception.