Le rite du Melioramentum (2ème partie)
Répétons-le pour les cathares ce n’est pas le rite qui sauve mais l’engagement en conscience et un engagement qui engage corps et âme, qui “coûte chair et sang” pour reprendre les mots de l’agent Pierre Maurel. Pas de dichotomie entre ce que l’on confesse et ce que l’on fait. Il ne s’agit donc pas ici de pieuses et bonnes intentions. Il suffit d’ouvrir n’importe quels documents de l’inquisition pour constater combien les croyants se coupaient en quatre pour leur Église et leurs ministres. Le comte Raymond VI l’a magnifiquement dit : “Je sais que je serai déshéritée pour ces bons hommes. Mais je suis prêt à souffrir pour eux, non seulement la privation de mon héritage, mais la privation même de ma vie”64. Et on ne peut nier qu’il ait fait ce qu’il disait. Il fut totalement dépossédé de son comté. Quant à sa vie il l’exposa à plusieurs reprises. Ce témoignage est symptomatique des croyants cathares. C’est tout à fait unique, on ne retrouve pas cela ailleurs.
Mais ne nous trompons pas sur la nature de cet engagement, ce n’est pas un engagement de soutien matériel, sans l’exclure cependant, mais un engagement dans l’Amour de Dieu, dans le Bien. Ce dévouement est le fruit de l’Amour qui s’établissait entre les croyants et les chrétiens. Un amour à l’aune de Dieu, sans borne. De leur côté les parfaits ne s’épargnaient aucune peine, aucun risque pour accomplir leur ministère du salut des âmes.
Une croyante, Sibille Peyre, nous en a laissé un témoignage quand elle accueillit le parfait Pierre Authié chez-elle, ce dernier lui déclara : ” Dieu veuille que nous soyons venus à point nommé dans cette maison pour sauver les âmes de ceux qui s’y trouvent. Nous n’avons pas peur de peiner : nous ne cherchons qu’à sauver les âmes”65.
En ce qui concerne les occasions pour lesquelles le melioramentum était requis, elles sont très simples. Dès que deux membres de l’Église, croyants ou chrétiens/chrétiennes, se rencontraient et se séparaient. Raimond Huc nous en montre l’exemple : “J’ai reçu dans ma maison à Roquevidal les parfaits Guillaume Prunel et Bernard de Tilhols son compagnon […] Et là j’ai adoré ces parfaits à l’arrivée et au départ, en fléchissant les genoux et en disant trois fois “Bénissez…” selon le rite des hérétiques. Et j’ai vu toutes lesdites personnes adorer les parfaits à l’arrivée et au départ, chacune d’entre elles”66. Mais d’autres témoignages sont révélateurs, comme celle de Lombarde de Lavelanet : “Je suis allée plusieurs fois dans la maison de l’hérétique Guillelme d’En Marty […] je l’y ai adorée, elle et sa compagne […] je suis allée maintes fois chez l’hérétique Pons Aïs […] et chaque fois je l’adorais. Je suis allée maintes fois voir l’hérétique Raimonde de Cuq et ses compagnes […] Chaque fois je les adorais, en arrivant et en repartant”67.
Comme nous l’avons vu, le melioramentum remplace toute autre forme de salutation profane. On le faisait à l’instant même que l’on se trouvait en présence d’un bon chrétien ou bonne chrétienne, du moins si on n’était pas en présence d’un incroyant : Le témoignage de Géraud de Rodes nous le donne à voir : “Arnaud apportait un filet de poissons qu’il offrit à ces parfaits. S’agenouillant incontinent devant eux, il les adora selon le mode susdit, à ma vue”68. Mais il ne faut pas penser pour autant que l’on devait se donner en spectacle, en le faisant devant des incroyants. On prenait soin de le faire qu’en présence de croyants et pas seulement pour une question sécuritaire. Le melioramentum relevait de l’intime, mais de l’intimité ecclésiale, pas individuelle.
Quant au cas où les parfaits ou parfaites demeurait à demeure, tant chez les croyants que dans leur maison du temps de la paix ; le melioramentum se faisait au moins une fois dans la journée. Le procès-verbal d’Arnaud Issaura en témoigne : “Interrogé s’il adora les parfaits qui restaient dans sa maison : Oui, une fois chaque jour, quand ils y étaient, à genoux devant eux, en disant “Bénissez”, et les parfaits répondaient “Dieu vous bénisse”69, mais l’usage était en réalité de deux fois par jour, comme nous le dit Guillaume Tardieu, un parfait repenti : “Bérenger de Lavelanet nous adorait, mon compagnon et moi, deux fois pas jour, le matin et le soir”70
Il en était de même dans les maisons cathares, chaque chrétien devait faire le melioramentum à l’ancien chaque jour. Adalaïs de Massabrac, qui fut parfaite, nous le dit : “Je tins la secte des hérétiques trois ans et demi, priant avec eux, jeunant, portant leur habit et vêtement, m’appareillant avec eux de mois en mois, et en faisant tout ce que les parfaits prescrivent et font observer. Et chaque jour j’adorais ces parfaits, en disant “Bénissez” les genoux fléchis devant eux”71. Mais comme pour les croyants, l’usage était de deux fois par jour, le matin et le soir, comme nous le montre le parfait Guillaume Tardieu : “l’évêque Bertrand Marty […] me remit au parfait Guillaume Vital [diacre de Labécède], dans la maison duquel je demeurai un an. Et alors chaque jour, matin et soir, j’adorais là ce parfait Guillaume Vital ou un de nos supérieurs”72. Autrement dit, toutes les journées commençaient et se clôturaient par un melioramentum.
Autre trait caractéristique, pour un croyant il était scandaleux de voir des personnes refuser de faire leur mélioramentum : “Bernard André, ni moi ni les autres nous n’avons adoré les hérétiques, bien que Raimond Isarn nous ait dit, à moi et aux autres, que nous étions des bêtes de ne pas adorer le diacre Bertrand Marty, qui était un des hommes les plus respectables au monde”73.
Mais n’imaginons pas que les parfaits exigeaient que tout le monde leur fasse le melioramentum, comme le seigneur Raimond Isarn l’attendait de ses gens. Au contraire, les parfaits pour les raisons que nous savons, ne l’exigeaient pas des incroyants. Ce témoignage d’une incroyante est formel : “Les hérétiques lui dirent alors de ne pas le faire si elle ne croyait pas à eux”74.
En réalité, les parfaits n’admettaient pas n’importe qui à faire le melioramentum, le procès-verbal de Bernard Gomerville nous montre qu’il l’expérimenta à ses dépens : “Il voulut invoquer l’appui de ce Pierre Authié et lui dire de prier le seigneur pour lui. Il commença par s’agenouiller devant ledit Pierre Authié et ce Pierre Authié lui dit alors : “ne faites rien, car ce n’est pas encore le moment !”. Il renonça donc à s’agenouiller devant lui comme il voulait et avait commencé à le faire”75. La raison en est simple, nous l’avons vu.
En outre, quand les croyants assistaient à un prêche, ou à une autre célébration de l’Église cathare, les sources nous montrent que cela se clôturait systématiquement par un melioramentum : “Elles entendirent ces parfaits parler et prêcher, et elles les adorèrent ensuite”76, nous dit Géraud de Rodes par exemple. La déposition de Pierre Vinol nous le confirme : ” Et chaque fois, après le prêche, moi-même et tous les autres avons adoré plusieurs fois ces parfaits en fléchissant trois fois les genoux”77.
Il en était de même quand les croyants assistaient à l’apparelhamentum78 des chrétiens, Jourdain de Péreille nous le dit : “après l’appareillement, moi-même et tous les autres avons adoré ces parfaits”79.
Après le repas où l’on avait mangé avec les parfaits, le pain bénit par eux, il était d”usage que les croyants fassent leur melioramentum. Le procès-verbal de Jean Port est exhaustif : “il vit et visita deux hérétiques, c’est-à-dire Raimond Delboc et Raimond Désiré, et il les adora genoux fléchis en disant “Bénissez” […] Il mangea avec lesdits hérétiques, à la même table, la nourriture bénite par lesdits hérétiques selon leur coutume, c’est-à-dire, le témoin et les autres présents, de la viande, et lesdits hérétiques, des poissons. Quand le repas fut terminé, il adora une seconde fois lesdits hérétiques”80.
De fait, quand les croyants étaient interrogés sur le nombre de fois qu’ils avaient adoré les hérétiques, les procès-verbaux de l’inquisition nous donnent ce type de réponse : “il a adoré tant de fois qu’il ne s’en souvient plus”81. Contraint d’abjurer leur foi par l’inquisition, les croyants la confessaient bien au contraire !
La demande d’un croyant d’être baptisé – c’est-à-dire être consolé – en cas de perte de connaissance donnait naturellement lieu à un melioramentum. Ce mélioramentum scellait cette convenanza, autrement dit cet accord entre un croyant et l’Église cathare par l’intermédiaire de l’un de ses ministres. Le témoignage de Pierre Peytavi nous en montre un exemple parlant : “le malade fit la révérence depuis le lit à ces parfaits en joignant les mains et en disant “Bénissez…”, en faisant avec eux le pacte de se faire hérétiquer s’il lui arrivait de mourir de cette maladie, et en demandant à ces parfaits, s’ils le trouvaient dans un état si grave qu’il ne pût parler, de le recevoir comme s’il parlait”82.
Ce souci de la capacité à parler, traduit en réalité le souci de l’Église cathare que le baptême – le consolamentum – soit conforme à la prescription évangélique : “Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera condamné” (Marc 16 : 16). Autrement dit c’est la foi qui sauve, non le geste baptismal. Les cathares en avaient une conscience très claire, le rituel du consolamentum nous le dit en toute lettre : “Ce n’est pas l’opération de l’Église qui nous sauve, mais l’engagement de conserver notre conscience pure, engagement qui se fait devant Dieu par l’intermédiaire des ministres du Christ”83.
De fait, les parfaits ne pouvaient baptiser – consoler – un de leurs croyants sans sa demande expresse. Il fallait que le parfait soit assuré d’une part de la volonté du croyant a être baptisé et d’autre part, si le croyant avait la connaissance nécessaire pour que sa disposition d’âme soit compatible avec l’état de chrétien. On ne pouvait pas baptiser – consoler – quelqu’un sans qu’il ait reçu une formation et un enseignement chrétien. Sans cette conscience, le baptême – le consolametum – n’avait aucun sens, aucune validité, ce ne pouvait qu’être qu’un simulacre trompeur et mensonger. Or le refus de tromper et de mentir était la dignité première des chrétiens cathares.
Bref, un parfait ne pouvait pas se suppléer à la conscience d’un croyant. Il ne pouvait pas lui imposer un baptême – le consolametum – sans que le croyant l’ait demandé. C’est pourquoi, les croyants passaient une convenanza, ils demandaient par avance à être baptisés – consolés – au cas où, plongés dans le coma, ils ne pouvaient plus le faire. On différait dans le temps, la demande à recevoir le baptême et le baptême en lui même, c’est tout. Mais cela ne devait être accordé qu’aux croyants suffisamment avancés dans la foi. Ceux que l’on estimait suffisamment formés et au clair de la “voie de Justice et de vérité”. Car répétons-le encore, le baptême – le consolametum – n’était pas un rite magique qui opérerait un quelconque salut, mais il était l’engagement de vivre en chrétien. C’était l’état de chrétien qui était la grâce du salut. Après, que cet engagement se fasse à la dernière minute, cela ne changeait rien (Cf. la parabole de la dernière heure, Matthieu 20 : 1-16). Ce n’est pas la durée dans cet état qui sauvait. Le salut s’opérait au moment même de l’engagement de vivre en cet état, quand bien même il ne resterait que quelques secondes à vivre dans cet état. Il n’était jamais trop tard tant qu’il y avait conscience ou vie (si convenenza).
C’est également pour ce même souci de conscience, que l’on admettait au meliormaentum que des personnes d’un certain âge. Quand on estimait que leur esprit critique était suffisamment formé. Le témoignage d’Olivier Arnaud, enfant de dix ans interrogé par l’inquisition, nous le confirme : “Je n’ai pas adoré ces parfaits, ni fléchis les genoux devant eux, mais je l’aurais bien fait s’ils l’avaient voulu”84.
Les sources inquisitoriales nous en donne d’ailleurs plusieurs exemples, comme celui-ci par exemple : “moi-même et tous les susdits, à ma vue, avons adoré ces parfaits, sauf la petite fille qui n’avait pas l’âge de discrétion”85.
Cet âge “de discrétion” était visiblement situé vers 12 ans pour les filles, vers quinze ans pour les garçons. À cette époque, on considérait les adolescents comme des personnes adultes.
Il nous faut maintenant conclure. Pour l’inquisition, le melioramentum était essentiellement la partie du rite qui consistait à s’agenouiller tout en réclamant la bénédiction des perfectus hereticus. Car, comme nous l’avons dit, adorare en latin traduit le fait de “prier devant”. Or, nous avons vu que la position à genoux avec les mains jointes est précisément celui de l’orant, c’est-à-dire de celui qui prie : il prie Dieu de le bénir en s’adressant au bon chrétien qui se trouve devant lui.
En effet, dans le christianisme cathare, nous avons vu que la présence réelle, c’est-à-dire spirituelle de Dieu, se trouvait dans les vrais et bons chrétiens et non dans une hostie, comme le soutiennent leurs persécuteurs. Les rituels cathares sont très clair à ce sujet : “par l’intermédiaire des bons chrétiens […] vous êtes temporellement devant l’Église de Dieu où habite spirituellement le Père, le Fils et le Saint-Esprit”86.
Voilà pourquoi la prosternation ou l’imposition des mains est souvent passée sous silence dans les documents de l’inquisition, car comme nous l’avons dit, c’est l’agenouillement avec la demande de bénédiction qui était, à proprement parlé, l’adoration pour l’inquisition.
Alors que le credens hereticorum avait ses mains jointes ou qu’il se prosternait jusqu’au sol, en inclinant sa tête jusqu’aux mains placées à terre devant ses genoux, n’étaient que des précisions inessentielles, un souci du détail du notaire. Pire même en ce qui concerne l’attitude des parfaits dans cette adoration, cela ne les intéressait pas. Seul comptait ce que faisait le déposant. C’était lui l’inculpé, et c’étaient ces faits et gestes qui comptaient.
Pour les cathares eux-mêmes, la signification du melioramentum était un sacrement lié au consolamentum. Nous l’avons vu, seul ceux qui étaient admis au premier, étaient admis au second et que ces deux sacrements étaient signifiés par l’imposition des mains. Ajoutons encore que l’ordination des ministres de l’Église cathare se faisait également par le sacrement de l’imposition des mains. De sorte que nous pouvons reconnaitre que l’imposition des mains était le seul sacrement cathare.
Le melioramentum était une prière qui unissait en une sainte oraison, croyants et chrétiens. Il manifestait la présence spirituelle du “Père Saint des bons esprit”. L’inquisition nous le rappelle à ses dépens, le melioramentum était une “adoration”, une prière faite a Dieu devant les bons chrétiens ou les bonnes chrétiennes qui portaient son Esprit d’Amour en eux, et qu’ils le signifiaient en bénissant et en pardonnant.
64 Pierre des Vaux de Cernay, Historia Albigensis, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1951, p. 20.
65 Jean Duvernoy, Le registre d’inquisition de Jacques Fournier, Paris, Bibliothèque des introuvables, 2006, p. 568.
66 Doat XXV, ff° 90 v°- 91 r°.
67 Doat XXII, f° 246. Traduction Michel Roquebert in Mourir à Montségur, Toulouse, Éditions Privat, 1989, p. 368.
68 Ms Lat. 4269, f° 2 v°. Traduction Jean Duvernoy.
69 Ms. Lat. 4296, f° 40 r°. Traduction Jean Duvernoy.
70 Jean Duvernoy, Le dossier de Montségur, Toulouse, Pérégrinateur éditeur, 1998, p. 142.
71 Jean Duvernoy, Le dossier de Montségur, Toulouse, Pérégrinateur éditeur, 1998, p. 51.
72 Jean Duvernoy, Le dossier de Montségur, Toulouse, Pérégrinateur éditeur, 1998, p. 143.
73 Doat XXIII, f° 141 v°. Traduction Jean Duvernoy.
74 Ms. 609, f° 90 v°. Traduction Jean Duvernoy in La religion des cathares, Toulouse, Privat, 1976, p. 210.
75 Annette Pales-Gobilliard, Livre des sentences de Bernard Gui, Paris, CNRS éditions, 2002, p. 755.
76 Ms. Lat. 4269, f° 2 v°. Traduction Jean Duvernoy.
77 Jean Duvernoy, Le dossier de Montségur, Toulouse, Pérégrinateur éditeur, 1998, p. 46.
78 Confession et absolution collective mensuelle des péchés.
79 Jean Duvernoy, Le dossier de Montségur, Toulouse, Pérégrinateur éditeur, 1998, p. 43.
80 Doat XXVII, f° 137 r°. Traduction de l’auteur.
81 Doat XXI, f° 202 v°. Jean Duvernoy, L’inquisition en Quercy, Cahors, l’Hydre, 2001, p. 67.
82 Doat XXV, f° 262. Traduction Jean Duvernoy.
83 René Nelli, Écritures cathares, Paris, Éditions du Rocher, 1995, p. 254.
84 Jean Duvernoy, Le dossier de Montségur, Toulouse, Pérégrinateur éditeur, 1998, p.62.
85 Doat XXV, f° 270 r°. Traduction Jean Duvernoy.
86 Rituel latin de Florence. René Nelli, Écritures cathares, Paris, Éditions du Rocher, 1995, p. 255.