Le journal de Bernard Franque
L’ardoise de Bernard Franque
Par un beau dimanche de septembre, en l’an de grâce 1284, tous les habitants du village d’Olbier sont montés au château pour écouter, dans la petite chapelle castrale, la messe en latin dite par le curé du village de Goulier (carte) . En effet, depuis la mise en place de la réforme grégorienne et surtout les conciles qui s’en sont suivis, l’obligation d’assister à la messe dominicale est impérative. Cela permettait au représentant de l’Eglise en place de s’assurer de l’orthodoxie de ses ouailles en particulier lors du secret de la confession instauré au concile de Latran IV (1215) et la communion sous les deux espèces abandonnée seulement en 1415. Mais dans les vallées reculées du comté de Foix le curé du village n’était pas à cheval sur les “principes” et bien souvent il appliquait réellement l’Evangile plutôt que les dogmes prescrits par sa hiérarchie. Cela peut expliquer que l’hérésie cathare ait pu se développer facilement dès le XIème siècle et qu’elle y soit restée ancrée des dizaines d’années après la chute de Montségur. Mais l’inquisition a non seulement broyé les hérétiques mais aussi fait rentrer dans le rang le bas clergé un peu trop insoumis. Le recteur d’Olbier, même s’il pouvait avoir quelque sympathie pour les hérétiques assurait une messe parfaitement catholique.
Ainsi donc, ce dimanche là, les quelques paroissiens d’Olbier ont tous l’air d’écouter religieusement le prêche du curé.
Pourtant Bernard Franque (1) lui, négligemment appuyé contre un pilier dans un coin de la chapelle, ne semble pas intéressé par l’office.
Il a ramassé un morceau d’ardoise et, avec un stylet en fer, sans en avoir l’air, il y trace un trait horizontal et se met à écrire en dessous :
“Celui-là a beau jeu de dire le bien! Que celui qui l’écoute
n’en retienne pas les paroles à jamais perdues à cause de mauvaises compréhensions.
Que celui qui veut bien les comprendre en ait sincère aloi car des paroles mal comprises, celui qui est en train de prêcher en latin (3) les a perdues!”
Bernard Franque s’arrête d’écrire et réfléchit longuement. c’est maintenant le moment où le prêtre invite à l’Eucharistie. Tout le monde se recueille ostensiblement. Bernard en profite pour regarder la boue qui lui colle aux chausses. Il ne croit nullement à la présence réelle du Christ dans ce morceau de pain. Le pain, il l’a partagé quelques fois avec des bonshommes au cours d’un rituel tout simple, marque d’Amour fraternel. Le moment tout aussi solennel de la présentation de la coupe aux fidèles lui donne l’occasion de se repencher sur le texte qu’il écrit.
Cette ardoise risque de lui coûter cher, ce texte peut le conduire au bûcher, mais en cette année 1284, quarante ans après Montségur, Bernard ne ressent pas la menace de l’inquisition dans cette haute vallée du Vicdessos, à deux pas de la Catalogne. Seuls les “bonshommes” lui manquent, pratiquement tous disparus depuis cette tragédie. Par ailleurs il est lié d’amitié avec le curé de Goulier car, comme ce dernier, il a fait ses universités à Toulouse et il lit le latin et le grec et donc les Ecritures dans le texte original. Leurs discussions animées mais franches sur la spiritualité chrétienne ne lui ont jusqu’à présent causé aucun ennui. Il est néanmoins conscient que les persécutions continuent de plus belle tout autour du Sabartès.
Disposant encore de quelque place sur son ardoise, Bernard se décide à poursuivre son écriture sous la forme de sentence.
Après avoir tracé un trait vertical barré en trois endroits pour “forcer le trait” il veut montrer que “l’entendement du Bien” n’est pas donné à tout le monde, qu’il ne suffit pas d’ouïr pour comprendre la Parole. Il y a un travail sur soi indispensable.
Il écrit donc :
” Ouïr du bien seulement
ou t’en dire les paroles
sans que tu les retiennes
ne peut te mener
A notre Père.”
C’est en somme une profession de Foi qu’il grave dans l’ardoise; il n’a pas l’intention de montrer à quiconque cet écrit qui ne s’adresse en fait qu’à Dieu seul. Il brave en quelque sorte le “dieu juste” dans son propre temple en s’adressant directement au “Dieu bon” à travers sa foi dans le Christ. Il insiste sur “l’entendement du Bien”. Il ne sert à rien d’écouter ou même de répéter la Parole si l’on n’en perçoit pas le sens. Mais quand on a compris, encore faut-il agir dans le sens du Bien.
Après en avoir terminé, Bernard dissimule soigneusement son morceau de lauze dans une anfractuosité du mur, bien à l’abri des regards des paroissiens mais bien accessible à son Dieu de Bonté.
La messe est dite. Bernard redescend lentement le chemin escarpé avec les habitants du village, en bavardant avec eux de la misère du monde.
Bernard Franque est remonté de nombreux dimanches au château pour assister aux offices. Plus jamais il ne s’est préoccupé de cette ardoise et de son contenu. Le temps faisant lentement son oeuvre, l’écrit et son support minéral ont sombré dans l’oubli…
En 2001, des sondages sont effectués sur le promontoire abritant les ruines du château de Montréal-de-Sos et dès 2005 des fouilles archéologiques (2) sont entreprises. Le matériel découvert, d’un grand intérêt historique atteste d’une présence humaine jusqu’au milieu du XIVème siècle.
Le 21 juin 2007, un jeune fouilleur découvre, dans ce qui constituait le donjon, une ardoise gravée de signes ressemblant à une écriture ancienne.
Cette ardoise, confiée à l’examen de nombreux paléographes et historiens a finalement livré ses secrets dans le rapport de fouilles de 2008. La partie du rapport concernant cette ardoise est reproduite ici.
Le texte sous sa graphie originale est disposé ici.
Les travaux d’experts menés sous la conduite de Stéphane Bourdoncle attestent que le texte est de l’occitan médiéval d’époque début XIVème.
Certains graphismes semblent pourtant résister à une analyse infaillible et sont toujours sujets à interprétations.
Sans aucune compétence en paléographie ni en occitan a fortiori médiéval, il n’est pas dans nos intentions de substituer nos élucubrations à la version officielle.
Les premières lignes du texte ne sont toutefois pas loin de signifier ce que nous en disons. La seconde partie est bien entendu plutôt fantaisiste et seulement destinée à accréditer l’histoire proposée.
Cela dit, dans ce petit morceau d’ardoise à peine plus grand qu’un format A5, il est question d’ouïr, de paroles, d’entendre, d’entendements, de bien. Il est difficile de ne pas y voir une coloration hérétique justement à cette époque précise.
Comme en ce lieu, l’Histoire ne connaît qu’un seul croyant hérétique et qu’il semble réglé une fois pour toutes qu’ il n’y en eût jamais d’autres, il fallait bien que l’auteur de ce texte fût notre ami Bernard Franque!
Notes :
(1) Nous avons parlé de Bernard Franque en deux occasions :
voir rubrique “activités”: interrogations sur la présence cathare en Vicdessos
voir aussi l’article précédent, le Pélican, un drôle d’oiseau.
(2) dirigées par Florence Guillot, archéologue et historienne,ces fouilles font l’objet d’un rapport annuel consultable ici.
(3) Les curés catholiques prêchaient en latin contrairement aux bonhommes cathares qui eux prêchaient en occitan pour être compris de la population.